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villages pillés et dévorés par l’incendie. Des milliers de jonques les ramenaient en foule ; elles étaient chargées de meubles entassés pêle-mêle, et emportés à la hâte dans un jour de fuite. De ces barques sortaient des figures hâves et contractées par la souffrance, et l’on voyait avec un serrement de cœur de pauvres femmes, aux pieds mutilés, portant leurs enfans, trop faibles encore pour marcher. Beaucoup parmi ces malheureuses créatures avaient passé les longs mois d’un rude hiver accroupies dans ces étroits sampans où l’on ne pouvait ni s’allonger, ni se tenir debout. Ainsi, pour un grand nombre de ces malheureux Chinois, aux misères de l’exil, aux angoisses de la faim, s’étaient jointes encore les tortures de la prison dans ces misérables barques, leur unique et dernier refuge. On lisait sur leurs : visages altérés cette résignation du désespoir et cette mortelle tristesse qui saisissent les cœurs les plus durs à la vue du foyer paternel détruit. Nos soldats avaient bien le droit d’être fiers en pensant à toutes ces existences qu’ils venaient de sauver par une courte et glorieuse expédition.


III

Shang-haï offrait au retour de Tseu-pou, dans les derniers jours du mois d’avril, le spectacle d’un vaste camp et d’une ville de guerre de premier ordre. Les alliés avaient reçu successivement tous leurs renforts. Sur le fleuve, de nombreuses canonnières et des bateaux à vapeur se croisaient dans tous les sens, transportant du matériel, remorquant des jonques ou revenant de croisière. Les rues étaient littéralement encombrées des soldats des deux nations, zéphyrs, sicks, cipayes, matelots et coulies embrigadés, aux uniformes bizarres et disparates. C’était une étrange réunion d’hommes venus de toutes les parties du monde, du pied de l’Himalaya et du fond des déserts de l’Afrique. Chaque groupe, chaque arme, chaque nation vivait à part sans se mêler, presque sans se connaître. Les officiers eux-mêmes se fréquentaient peu. Il régnait, malgré les causes qui devaient réunir des hommes courant des dangers communs, ce même sentiment de froideur que l’on remarque généralement entre des troupes alliées. À la guerre, on critique son voisin, on l’admire rarement, et la jalousie de peuple à peuple persiste malgré des victoires communes.

Au moment d’entreprendre une lutte sérieuse contre les grandes villes fortifiées des environs de Shang-haï, ces rivalités d’amour-propre national se traduisaient par des prodiges d’activité de part et d’autre : personne ne voulait rester en arrière. Aussi tous les préparatifs qu’exigeait une longue suite d’opérations furent-ils terminés en une semaine. Chacun comprenait que dès le début de la