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continuelles victoires du génie humain, tout cela répugne profondément aux instincts religieux des Turcs ; ils y voient une sorte de révolte contre Dieu et les lois immuables qu’il a posées, une véritable impiété. Ils s’indignent très sincèrement en présence de certaines innovations qui nous paraissent la chose du monde la plus simple. Les Européens les accusent alors de, stupidité et de malveillance, tandis qu’ils n’ont d’autre tort que de rester soumis à un système de fatalisme religieux et de conceptions absolues par lequel nous-mêmes avons passé, et auquel nous tenons encore par plus d’une racine mal arrachée. Quand la filature commença à marcher, et que fut introduit ici le système de l’étouffage des cocons à la vapeur, ce fut une grande émeute dans le pays. Depuis dès siècles, c’était au soleil qu’on exposait les chrysalides pour les faire périr. Se servir d’un autre agent que celui-là pour tuer un insecte, c’était troubler l’ordre établi par Dieu lui-même, c’était commettre un crime défendu par le Coran. On avait beau leur faire remarquer que l’insecte, soumis aux rayons du soleil, souffrait beaucoup plus, puisqu’il fallait ainsi deux ou trois jours pour amener sa mort, tandis qu’avec la vapeur tout était fini en cinq minutes : ils ne voulaient rien entendre. Tous les imans, tous les mollahs signèrent une déclaration dans ce sens ; elle fut envoyée à Constantinople, où elle dort dans les cartons. L’esprit qui animait ce jour-là les Turcs était le même que celui qui, il y a quelques siècles, combattit et persécuta avec non moins de raison, ou, pour mieux parler, avec non moins de logique, Roger Bacon, Galilée, Copernic, tous les grands précurseurs.

Les Turcs prétendent que c’est à ces innovations coupables que serait due la maladie qui depuis quatre ans pèse ici, comme un peu partout, sur les vers à soie, et qui, à Amassia du moins, paraît augmenter d’année en année. C’est, disent-ils, un châtiment envoyé de Dieu pour apprendre aux hommes à se substituer à lui, à employer des agens artificiels à la place de ceux qu’il avait mis lui-même à notre disposition, et dont avait su se contenter la pieuse sagesse de nos pères. Ils n’admettent pas qu’il se produise naturellement, par l’action de causes non encore pénétrées et dont on n’a pas trouvé la loi, des troubles comme les grandes épidémies, comme les maladies de la pomme de terre, du raisin et des vers à soie. Je sais des gens chez nous qui pensent au fond tout à fait comme ces braves Turcs d’Amassia, et qui parlent à peu près de même : voyant partout du surnaturel, à chaque événement qui se rattache à des phénomènes encore mal étudiés, ils mettent en avant la Providence ; parfois même, dans leur enthousiasme, ne vont-ils pas jusqu’à risquer des prophéties que les événemens s’empressent en général de