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qui partout ailleurs eût été puni des galères, rentra tranquillement au logis.

Il s’agissait là de l’honneur d’une femme et d’un insolent ouvrage à tout ce que l’homme tient pour cher et sacré. Voici un autre trait qui n’est guère moins inique et moins impudent, quoique l’argent seul y fût en jeu : à Amassia, il y a trois ans environ, un Arménien emprunta de l’argent à un Turc, à un iman, et lui donna en garantie des bijoux dont la valeur était bien supérieure à celle de la somme prêtée. Quelques mois après, le débiteur rapporte l’argent et redemande les bijoux. Le Turc fait semblant de chercher dans la caisse où il les avait serrés, et manifeste le plus grand étonnement de ne rien trouver ; il finit par dire à l’Arménien de garder l’argent, parce qu’il ne sait ce que sont devenus les bijoux et ne peut les rendre. Ce n’était pas le compte de celui-ci, qui perdait beaucoup à cette combinaison ; il traduisit devant le medjilis le Turc, qui se contenta de faire cette déclaration : « J’avais enfermé les bijoux dans une caisse solide et dont la clé ne me quittait pas ; s’ils ont disparu, il faut que les djins soient venus et les aient emportés : je n’y puis rien. » Le cadi et le tribunal acceptèrent ce moyen de défense, et déclarèrent à l’Arménien qu’il eût à se résigner à cette perte, puisqu’elle n’était pas le fait du dépositaire. Amassia était alors gouverné par Kiamil-Pacha, que beaucoup d’Européens ont connu à Jérusalem ; c’est un esprit éclairé ; le premier il avait ouvert aux voyageurs européens les portes de la fameuse mosquée d’Omar, jusque-là obstinément fermées à tout infidèle. M. K…, qui me racontait cette histoire, causant avec le pacha le lendemain de cette belle sentence, lui disait en riant : « Excellence, comment recevriez-vous votre caissier, s’il venait demain vous dire que les djins ont emporté l’argent de la caisse du gouvernement ? » Le pacha haussa les épaules et répondit : « Que voulez-vous que j’y fasse ? » Il n’y pouvait pas en effet grand’chose.

Quand il y a des Européens engagés dans le procès, il n’en va pas tout à fait ainsi ; mais alors même ce n’est qu’à grand’peine qu’on se décide à punir un Turc. Un mois environ avant notre arrivée, un peu après la chute du jour, on avait attaqué, dans les terrains déserts qui s’étendent entre la ville et la maison de M. Imbert, négociant français établi à Amassia, son commis, un jeune Arménien de quinze à seize ans. On voulait lui voler l’argent qu’il rapportait du comptoir, situé dans un des principaux khans de la ville ; c’était le samedi soir, jour où l’on a l’habitude de vider la caisse et de faire rentrer à la maison tout ce qu’elle contient. En même temps on espérait sans doute assouvir aussi d’autres désirs. À cet effet, on essaya d’entraîner l’enfant dans un bain abandonné situé sur la route.