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tout le pont, de l’avant à l’arrière ; parmi tous ces passagers qu’elles inondaient presque à chaque tangage, c’était ce même silence, cette même immobile résignation. Il y a quelquefois de ces malheureux qui, sans rien dire, sans appeler personne à leur1 secours, meurent de froid à bord ; on ne s’en aperçoit qu’en arrivant à destination. Dernièrement, le bateau marchant penché sur un de ses flancs, il y avait à bâbord plusieurs pieds d’eau ; le capitaine, qui enjambait pour se rendre à son banc de quart tous ces corps étendus sans mouvement, trouva un Turc couché la tête dans l’eau et près de se noyer sans faire le moindre effort pour changer de position. Rien ne caractérise mieux ce peuple, tel que l’ont fait les prédispositions originelles de la race et ses croyances religieuses. Est-ce avec ce genre de patience et de courage qu’une nation a quelque chance de relever sa fortune, et de donner au monde le spectacle d’une de ces grandes résurrections qui ont étonné notre siècle ?


II

Nous passâmes environ trois semaines à Constantinople, occupés à mettre en ordre nos notes et nos collections, et à expédier directement en France tout notre butin. Je tâchai de tirer le meilleur parti possible de ce nouveau séjour dans la capitale des Turcs ottomans ; j’en profitai pour compléter mes observations sur le caractère de ce peuple, pour achever de fixer mes idées sur l’état actuel de l’empire et sur l’avenir qui l’attend. Ce qui me préoccupait, et ce que je demandais à tous ceux qui se trouvaient sur mon chemin, ce n’étaient point les détails de ces mille intrigues politiques qui se nouent au palais, dans les bureaux de la Porte et dans les chancelleries des grandes ambassades, et qui défraient la conversation des cercles de Péra ; n’osant croire, malgré l’incontestable habileté de quelques-uns des ministres dont l’Europe connaît les noms, que la Turquie possède un seul homme d’état doué tout à la fois de patriotisme et de génie, je n’attache pour son avenir qu’une importance tout à fait secondaire aux changemens de personnes. Quand on n’est d’ailleurs pas mêlé soi-même au jeu, que l’on ne connaît point les acteurs en renom ou que tout au plus on a entrevu un instant quelques-uns d’entre eux, on risque fort, en essayant d’ébaucher leur portrait et de peindre leur caractère, de tracer une image de fantaisie d’après des bruits inexacts ou de vagues informations. Ce qui doit, à mon avis, décider des futures destinées de l’Orient, ce n’est pas la dextérité de tel pacha, plus habile que les autres à se moquer des ambassadeurs et à duper l’Europe : c’est l’influence exercée par l’Occident sur les mœurs, les idées et les affaires du Levant ; ce sont aussi et surtout les prédispositions innées et le génie propre des