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plus sérieux, tout cela ferait réfléchir : on s’abstiendrait d’abord par crainte de la peine, et peu à peu se créeraient de meilleures traditions, des habitudes plus honnêtes. Il ne suffirait pas cependant d’être justicier par caprice et par boutade : il faudrait vouloir la même chose avec suite et longtemps, sans intermittence ni faiblesse ; il faudrait de plus avoir assez de sens et de pénétration pour bien choisir ses auxiliaires, ses instrumens principaux. Si l’on réunit ces deux conditions, on pourra remédier à bien des abus et faire disparaître l’un après l’autre des usages qui semblaient avoir pris force de loi. Voyez l’administration française sous Mazarin et Fouquet : le premier ministre et le surintendant font, à la manière turque, de vraies fortunes de grands-vizirs, et, prenant modèle sur eux, tout le monde, nobles et roturiers, intendans et généraux, vole l’état et pille le peuple. En était-il de même après dix années du ministère de Colbert, et sous l’influence de cette main rigide, sous l’œil de ce perçant esprit, l’administration royale n’avait-elle pas déjà commencé à prendre de tout autres habitudes, qu’elle gardera pendant tout le règne, et qui ne se perdront plus jamais complètement ?

Il serait d’ailleurs plus que temps de se mettre à combattre une maladie, une lèpre qui a déjà fait de bien profonds ravages. Dans ce pays, les gens en place, depuis un siècle et plus, ont été abandonnés à eux-mêmes, à tous leurs mauvais instincts, à toutes les convoitises naturelles au cœur de l’homme ; jamais, pour ainsi dire, pendant ces longues années d’affaiblissante torpeur, un bon exemple n’est venu d’en haut les rappeler au bien et les relever, une leçon sévère les avertir. Aussi les Turcs ne comprennent-ils pas du tout ce qu’on soupçonne au moins chez nous, que le pouvoir oblige, que notre dette envers la société croît en proportion des avantages qu’elle nous assure, des titres et des honneurs qu’elle nous confère, de la rétribution qu’elle nous accorde. Chez nous, le général sent qu’il se doit plus au pays que le simple soldat, et qu’il est tenu, pour donner l’exemple, de paraître, encore plus qu’un officier inférieur, mépriser le danger et la mort. Ici c’est tout le contraire. Un officier polonais au service de la Porte, qui lui a conféré le titre de général de division, nous raconte à ce sujet une curieuse anecdote. Sur le Danube, il avait distingué en plusieurs rencontres, pour sa brillante valeur, un capitaine que nous nommerons, si vous voulez, Moustafa. Il le fit avancer rapidement, et au bout d’un an Moustafa-Aga, devenu Moustafa-Bey, était colonel. En Crimée, dans je ne sais plus quel combat, Moustafa, à la tête ou plutôt à la queue du régiment qu’il commandait, se conduisit comme un lâche. Son protecteur le fit venir pour lui exprimer sa surprise et son chagrin. « Que voulez-vous, mon général ? lui répondit naïvement Moustafa. Par votre protection