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toute sorte de procédés convenus. Il rejette au contraire tout ce dont il ne trouve la donnée première ni dans Poussin ni dans Claude. Et si par hasard, ce qui arrive plus fréquemment qu’on ne le croirait, la nature donne un démenti aux règles tirées de certains chefs-d’œuvre, le disciple respectueux de Claude et de Poussin n’hésite pas à condamner tant d’insolence. « Cet effet est faux, » dira-t-il hardiment, et ce propos, que j’ai l’air d’inventer, a été tenu, m’as-sure-t-on, en face du Loch-Awe, par un artiste étranger : d’où je conclus, à bon droit sans doute, que si cet effet eût passé sur la toile d’un peintre rigoureusement fidèle, on lui eût dit aussi qu’il avait menti. — C’est au reste ce que le public fait chaque jour sans le moindre scrupule. Si la nature n’est qu’une mine à paysages selon Poussin ou Claude, l’artiste dont nous parlons est dans le vrai : il a également raison de prendre ce petit transparent de verre noir qui lui montre le paysage avec les teintes fuligineuses des vieilles toiles qu’il a si patiemment étudiées ; mais nous pensons, nous, que la vénération le tue, que le respect l’aveugle, et que la déesse Nature, sacrifiée à d’autres divinités, se venge en lui refusant ses révélations.

Chez d’autres artistes, le travail de l’imagination limite le travail de l’imitation. Ce n’est pas le culte du passé qui les gêne, c’est la surabondance d’une faculté dominante. Ils sont trop inventeurs pour rester copistes. Turner est de cet ordre, et c’est le plus illustre à nommer. Je ne crois pas que de sa vie il ait imité, réellement imité un seul objet naturel. Après avoir, au début de sa carrière, porté les lunettes de Claude et de Poussin, il les jeta loin de lui une fois pour toutes, et se mit à regarder autour de lui. Sa mémoire encyclopédique retenait un nombre infini d’observations et de faits réels ; mais jamais il ne les reproduisit sans les altérer, cédant à son instinct, à son génie propres. La nature fut pour lui ce que l’histoire et l’humanité furent pour Walter Scott. Tous deux ont fait des romans, mais des romans d’une vérité surprenante. Il n’y a point à blâmer des peintres, des écrivains de cet ordre. La faculté créatrice a ses droits comme la faculté d’imitation, et l’essor que lui donnèrent ces hommes hors ligne n’implique aucune irrévérence envers la nature. Au-dessous des inventeurs sont les arrangeurs, souvent remarquables par la dextérité de main avec laquelle ils évitent le détail, et y suppléent au moyen de certains artifices de manipulation qui leur permettent d’esquiver les principales difficultés du dessin. Ils n’apprennent pas à parler le langage de la nature ; mais ils l’interprètent lestement, et par des équivalens ingénieux. M. Harding par exemple traduit la nature comme Pope traduisit Homère, et de même qu’au fond du cœur beaucoup d’étudians préfèrent la version anglaise au texte grec, un nombre immense d’amateurs