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Du jeune garçon qui m’apportait mon lait chaque matin j’avais fait mon domestique. Novice à tous égards, il fallait le former à tous les détails de sa besogne quotidienne ; mais Jeudi, — c’est le nom que je lui donnai en commémoration du jour où je l’engageai définitivement, — devait m’être infiniment plus commode qu’un serviteur plus fashionable. Pendant que j’étais en train de monter ma maison, je mis à la réforme mon trop inoffensif chien couchant, que je remplaçai par un magnifique limier, acheté dans une ménagerie où on l’exhibait devant le public. C’était un des plus beaux échantillons de l’espèce qui jamais eût passé sous mes yeux, et sa force égalait sa beauté ; mais par malheur ses instincts sanguinaires étaient développés outre mesure, et après avoir étranglé je ne sais quel nombre d’innocens moutons, à son tour il dut être expédié dans l’autre monde. Lion repose auprès de la tente où j’écris ces lignes, et sur sa tombe s’ébattent paisiblement une douzaine d’agneaux folâtres.

L’île d’Inishail, où j’ai planté cette tente dont je parle, est une longue prairie verte située au centre du Loch-Awe. Une petite éminence granitique couronnée de quelques rares épicéas rompt seule la paisible monotonie de ses lignes. Un misérable essai de plantation du côté de l’est n’ajoute rien à sa beauté. À l’extrémité opposée, on aperçoit une ruine entourée de tombes, mais sans aucun mérite architectural. Mes tentes sont entre la plantation et les ruines. Le camp se compose de ma hutte déjà dépeinte, et qui n’a rien perdu de ses mérites. La hutte de Jeudi a un bon plancher et des murailles de bois surmontées d’un pavillon pyramidal en fort tissu parfaitement imperméable. Elle est chauffée par un excellent fourneau de cuisine placé au centre, et dont le tuyau sert de piquet au pavillon. Une autre tente, qui a fait la campagne de Crimée et qui n’est guère habitable, sert d’abri à nos provisions de bois, et, munie d’une cheminée à grille, pourrait à la rigueur être transformée en cuisine.

Dans la baie à côté stationne une petite escadrille composée de deux navires à l’ancre, la Britannia et le Conway, tous deux construits sur mes dessins et lancés il y a quelques semaines, avec un certain apparat, à Colne, sur le réservoir du canal, grande nappe d’eau qui couvre environ cent acres de terrain. C’est là que plusieurs semaines durant j’ai fait faire à Jeudi son apprentissage nautique. Il rame à présent et prend un ris très proprement. Je viens de dire que les deux bâtimens ont été exécutés d’après mes plans. Ces plans eux-mêmes m’avaient été suggérés, au musée maritime du Louvre, par l’étude de ces intéressans canots doubles à balancier dont se servent les sauvages de la Mer du Sud. À l’imitation de ces embarcations si primitives et pourtant à peu près insubmersibles, j’ai fait établir le pont de mes barques sur deux tubes de fer séparés en cloisons étanches, le tout constituant le démenti le plus formel aux traditions