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qui se sont perpétuées chez nous depuis l’époque où les Bretons peints en bleu ramaient sur leurs coracles gallois jusqu’au dernier tournoi des étudians d’université sur le Cam ou l’Isis[1]. Je voulais des bateaux qu’on n’eût jamais besoin d’écoper, auxquels chavirer fût impossible, dont le tirant d’eau n’excédât jamais neuf pouces, et je voulais enfin que le pont large et bien assis pût supporter en temps calme un chevalet, une chaise, une table, aussi solidement fixés que dans mon atelier. Pareils bateaux n’existant pas, il a bien fallu les inventer. À peine étaient-ils construits qu’un autre inventeur, M. Richardson, m’a écrit pour se plaindre que j’eusse empiété sur son brevet, pris pour une nouvelle barque de sauvetage. Je l’ai renvoyé bien loin, c’est-à-dire aux insulaires polynésiens, nos vrais modèles à lui comme à moi, et l’affaire est maintenant arrangée.

De mon île, si peu pittoresque en elle-même, j’ai vue sur d’admirables paysages, Kilchurn-Castle, Ben-Cruachan, Ben-Anea, la passé de l’Awe. Inishail était habitée autrefois par des religieuses de l’ordre de Cîteaux. La réforme les en chassa. Les vents seuls depuis lors sont venus chanter vêpres dans leur humble chapelle, dont les ruines sont maintenant pêle-mêle avec les tombes moussues des anciens chieftains. Encore aujourd’hui les habitans des bords du lac apportent ici leurs morts. Mon île est un cimetière, et je n’en ai jamais vu de plus paisible, de plus silencieux, de plus poétique.

Quant au régime alimentaire, il est encore plus austère que dans le comté de Lancastre. À soixante milles à la ronde autour de ce lac, on ne trouverait pas une boucherie. Je pourrais véritablement acheter sur pied quelque vache étique ou quelque mouton osseux ; mais qu’en ferais-je, — à moins de les saler, — maintenant que, les chaleurs venues, la viande ne se conserve pas vingt-quatre heures ? Et pour ne pas souffrir du régime des salaisons, il faut être highlander ou marin. Quant à des légumes, le pays n’en produit pas. Il faut donc vivre de patience, en y ajoutant çà et là quelques tartines de pain et de beurre : maigre régime pour un Anglais ! Figurez-vous un cheval de chasse habitué au froment et qu’on mène paître dans un champ de chardons ! Jeudi soupire et se plaint ; mais si par aventure il nous tombe du ciel quelque bonne fortune gastronomique, ses yeux lancent des éclairs. « Vous semblez bien réjoui, lui disais-je à ce sujet en je ne sais quelle occasion récente. — Eh ! monsieur, me répliqua mon oiseau de bruyère, n’est-ce pas un bonheur de dîner pour tout de bon ? »

Les chaleurs sont venues. Le lac baisse régulièrement, et on voit poindre à sa surface polie, en plus de cent endroits, de petits îlots

  1. Rivières qui coulent à Cambridge et à Oxford.