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Jeudi par exemple a failli laisser ses os au fond de ces abîmes si pittoresques. Se fiant à ses jarrets de montagnard, il a voulu, sans descendre au fond de la vallée, la contourner à l’aide d’une espèce d’épaulement où un chamois n’aurait pas osé se risquer. Le sentier que lui offrait cette banquette étroite était rompu en plusieurs endroits par des fissures de deux à trois pieds de large. Il en avait franchi trois ou quatre, lorsqu’il s’aperçut qu’à un certain point la tranche sur laquelle il s’aventurait ainsi cessait tout à coup d’exister, interrompue par un de ces énormes contre-forts qui s’appuient aux flancs inclinés de la montagne. Maintenant ce contre-fort lui-même offrait deux ou trois saillies où le pied, à la rigueur, se pouvait poser. Moitié par témérité sans doute, et probablement aussi en vertu de ce mépris du danger qu’engendre la solidité du système nerveux, Jeudi voulut tourner ce cap de rochers. Il lui fallait, pour cela, poser un genou sur la saillie inférieure, puis s’accrocher de la main à celle d’en haut, et ce fut ainsi qu’il s’installa, dans une situation que fort peu de gens lui eussent enviée. Au-dessous de lui, cent pieds de précipice à pic ; au fond, un plan incliné de menus débris granitiques, dont tout le monde peut apprécier la consistance rigide et les menaçans aspects. Jeudi, regardant au-delà du contre-fort, n’aperçut pas un relief où pussent trouver place les pattes mêmes d’un moineau. La muraille de rochers était lisse comme notre lac. Il m’a raconté qu’en ce moment il se vit perdu ; mais après tout il valait mieux, pensa-t-il, tenter une retraite que de rester immobile jusqu’à ce que l’étourdissement et la fatigue vinssent lui faire lâcher prise. La saillie sur laquelle il avait la main était un fragment de roc qu’il sentait jouer dans son alvéole, et qui pouvait se détacher à tout instant… Il prit alors son parti en brave, et à reculons, tâtant du pied sa route ; bref, à vrai dire, je ne sais comment, il regagna par degrés la banquette qu’il avait si imprudemment quittée, et par cette manœuvre hasardeuse réussit à se tirer d’affaire. Une minute d’hésitation, et il était mort.

Vues de ces hauteurs, les montagnes d’Ecosse ressemblent de tout point à ces photographies instantanées où l’on voit reproduit l’aspect d’une mer furieuse. C’est un véritable océan de montagnes, sublime par sa grandeur et par les dimensions énormes de ses vagues de granit, mais qui n’offre rien de satisfaisant au point de vue de l’art : panorama splendide, mais tableau manqué. C’est encore sur la terre habitable, et non parmi les déserts neigeux, qu’il faut aller chercher les sites les plus sympathiques et les plus grandioses. Si vous voulez cependant concevoir l’immensité de notre planète, allez à la cime des monts, et dites-vous que cette vaste circonférence de votre horizon est un cercle imperceptible inscrit sur la sphère terrestre ! — Nous avions, à l’ouest, le grand Océan, majestueux et