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la dignité, les mille convenances de la pensée et du style, et toutes les grâces coulantes de l’atticisme ? M. Cartelier a fait effort pour retenir du moins le principal, la justesse précise, l’ampleur des tours, une certaine égalité de mots qui flatte, et en tout cette correction lucide qui est le lustre de la simplicité, et qui, à force d’être nette, reluit. Cette traduction, sans cesse repolie, n’a pas été faite comme une tâche qu’on est pressé de finir et de livrer au public ; elle a été l’objet de tous les scrupules de la conscience littéraire, on ne l’a entreprise que pour le plaisir de la faire, comme ces ouvrages que les artisans d’autrefois se proposaient et achevaient avec amour, non pour en tirer profit, mais pour élever l’industrie jusqu’à l’art et pour se montrer à eux-mêmes jusqu’où pouvait aller l’habileté de leur main.

Dans une grande introduction, qui nous paraît un modèle de goût, de science et de style, M. Havet a fait une étude complète d’Isocrate, où l’on voit sous un jour nouveau cet orateur singulier que jusqu’ici la critique avait mal jugé, non pas méconnu peut-être, mais maladroitement célébré. Les louanges sans discernement qu’on lui a prodiguées lui avaient fait plus de tort que les reproches. Il n’est pas étonnant du reste qu’il n’ait pas été bien apprécié, et que sa renommée ait flotté entre une admiration de commande et un dédain ignorant. Quand nous lisons aujourd’hui, avec nos préoccupations modernes et notre esprit pratique, ces discours fictifs qui ne sont que des œuvres de rhétorique, nous sommes tentés, au premier abord, de les trouver assez peu dignes d’une sérieuse étude. Pour les comprendre et les goûter, il faut se faire Athénien, se transporter à l’époque où l’on créait les belles formes oratoires, s’associer au goût d’un peuple épris de beau langage, étonné de voir que la prose peut avoir son harmonie comme les vers, se laissant charmer, non-seulement par les savantes cadences, mais par le choix des termes, un emploi plus juste des mots et une logique déliée qui se déroule avec grâce dans les détours d’une longue période. Les Grecs, qui n’avaient entendu que les fortes improvisations de leurs hommes d’état, le langage souvent saccadé et sans haleine de l’Agora, se pâmaient d’aise devant ces perfections nouvelles de l’art. Athènes prit plaisir à draper sa pensée dans ces vêtemens plus amples, plus riches, mis à la mode par les sophistes, comme une adolescente heureuse de ses premiers atours. Il faut bien que les Grecs se soient laissé fasciner par les prestiges de cette rhétorique, puisque Isocrate, qui a vécu près d’un siècle, a joui d’une gloire incontestée, que, sans être un homme vraiment politique et militant, il a été considéré, au milieu des agitations de la liberté, comme le plus grand orateur, comme l’éloquence même, qu’il ne fut pas trouvé ridicule de mettre dix ans à polir un discours de cinquante pages, et qu’après sa mort on lui éleva des statues. Les Athéniens étaient amoureux d’éloquence, comme nous pouvons l’être de musique, admirant l’art pour l’art, ne demandant pas plus à l’éloquence d’être utile que nous ne demandons à une symphonie de Beethoven d’être probante. Un orateur tel qu’Isocrate, un artiste en discours, λογοδαίδαλος, était un compositeur qui fait un beau morceau sur un sujet fictif, et qui l’exécute lui-même devant une assemblée d’amateurs. Et quand le morceau avait réussi, on le jouait de nouveau, et d’habiles récitateurs se chargeaient de le faire valoir. Le