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été amenés à faire grand cas de ceux d’Auguste Comte. Ce n’est pas seulement en France que cette combinaison s’est produite : on la remarque surtout en Angleterre. Un homme d’état anglais qui vient de mourir, sir George Comewall Lewis, un esprit exact, équilibré et sensé, s’il en fut, un homme qui s’était assimilé tout ce qu’il y a de vraiment scientifique dans les travaux de l’Allemagne moderne en rejetant les excentricités présomptueuses, avait également tiré grand parti d’Auguste Comte. Le nom de ce philosophe si peu connu parmi nous revient à chaque instant dans les livres de sir George Lewis. Nous croyons que de l’œuvre d’une école qui prétend séparer rigoureusement le domaine de la science du domaine de la foi, tout en étendant sans cesse les droits de la science, il y aurait pour la religion un parti meilleur à tirer que d’y aller rechercher des propositions excentriques et des sujets de réprobation contre quelques hommes. Ces hommes, même lorsqu’ils se trompent, ont pour titres à l’indulgence de leurs contradicteurs non-seulement la force, mais le désintéressement et la sincérité de l’esprit. Quant à nous, au risque de commettre une interprétation erronée des Écritures, nous voudrions, si nous avions à les juger au point de vue de la foi chrétienne, leur appliquer ces paroles de Jésus-Christ dans l’Évangile de saint Matthieu, qui n’est pas cependant le plus tendre des Évangiles : « Je vous déclare que tout péché et tout blasphème seront remis aux hommes ; mais le blasphème contre l’esprit ne sera point remis. Quiconque aura parlé contre le Fils de l’homme, il lui sera pardonné ; mais pour celui qui aura parlé contre l’esprit, il ne lui sera pardonné ni dans ce monde ni dans le siècle à venir. »

Nous venons de nommer sir George Lewis. Sir George a été remplacé à la secrétairerie de la guerre par lord de Grey et Ripon ; mais sa mort laisse dans la politique anglaise un vide qu’on n’a pas l’air de soupçonner sur le continent, et qui ne sera pas rempli de si tôt. Sir George Lewis avait une nature d’esprit qui est devenue bien rare aujourd’hui parmi nos hommes d’état. Il avait une érudition des plus vastes et des plus raffinées. Il a été pendant plusieurs années rédacteur en chef de la Revue d’Edimbourg. Il a écrit plusieurs ouvrages de critique historique, de politique spéculative et de pure érudition. Lorsqu’il n’était plus ministre, il occupait ses loisirs à copier et à élucider des manuscrits grecs. Homme de lettres et homme d’état, il n’avait cependant les qualités brillantes ni de l’écrivain, ni de l’orateur. Ce n’était ni un Macaulay, ni un Gladstone. Son autorité, quoique n’arrivant pas au public tout entière, était néanmoins très grande dans la chambre des communes et surtout dans le cabinet. Doué de remarquables aptitudes administratives, applicables à tout, il avait pu être tour à tour ministre des finances, ministre de l’intérieur et ministre de la guerre. C’était surtout à la rare pondération de son esprit qu’il devait l’influence qu’il exerçait autour de lui. Son intelligence était, si l’on peut ainsi parler, de complexion sceptique ; familiarisé avec toutes les hardiesses de la spécu-