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n’allait pas gaîment à cette aventure, — c’est lui-même qui le raconte,— ce jeune homme de vingt-cinq ans, qui dans sa forte éducation avait été nourri tout à la fois des traditions polonaises, des idées du XVIIIe siècle et des grands exemples de la liberté anglaise, qui avait vu déjà l’Europe de l’Occident, qui s’était associé aux travaux de la grande diète, qui avait été un des auteurs de la constitution du 3 mai 1791, un des complices de Kosciusko dans son insurrection, et qui gardait une aversion instinctive contre les Russes. Pour lui, tout était supplice à Pétersbourg : la différence de civilisation, d’idées, de mœurs, le contact permanent du vaincu et des vainqueurs, cette vie de prisonnier en pays étranger, dans le camp ennemi.

C’était au reste un monde curieux que cette société russe de la fin du règne de Catherine II. L’extérieur était français, le fond était russe et très russe. Le luxe le plus raffiné se mêlait aux mœurs moscovites ; on parlait de Voltaire et de Diderot dans une atmosphère asiatique, au milieu d’une nuée d’esclaves, de Cosaques, de Circassiens et de Tartares. C’était le temps où le comte Strogonof, qui avait longtemps habité Paris sous Louis XV et qui s’était fait Français sans cesser d’être Russe, accumulait les productions des arts dans son palais ouvert à tout venant, où le grand-écuyer Narychkine, gai, affable, bon courtisan de tous les pouvoirs, travaillait le plus consciencieusement du monde à se ruiner en bals et en somptuosités, et n’y réussissait pas, où la princesse Basile Dolgoroukof et la princesse Michel Galitzin, fort connues depuis à Paris, tenaient le sceptre dans leurs salons élégans, rivalisant de beauté, d’esprit et de séduction au point de tourner la tête à ce malheureux M. de Cobentzel, l’ambassadeur d’Autriche, et à M. de Choiseul-Gouffier. Il y avait dans la politique des hommes comme le comte Bezborodko à l’extérieur d’ours, à l’esprit fin, à l’intelligence lucide, paresseux au possible et fort adonné aux plaisirs, ou comme le vieux comte Osterman, figure détachée d’une ancienne tapisserie, long, maigre, pâle, toujours habillé à la vieille mode. Avec ses bottes en drap, son habit brun aux boutons d’or et son cordon noir au cou, Osterman représentait le règne de l’impératrice Elisabeth ; il était le seul qui, comme vice-chancelier et doyen du collège des affaires étrangères, eût osé se prononcer contre le partage de la Pologne. Le favori du jour n’était plus le puissant Potemkin aux fascinations secrètes : c’était Platon Zubof, le dernier-né des bonnes grâces de la septuagénaire Catherine. Platon Zubof était jeune encore, svelte, d’une figure agréable ; il avait une voix flûtée et des affectations de dignité indolente. Courtisans et solliciteurs affluaient dans ses antichambres, où il y avait cohue de dignitaires de l’empire. Comme un roi,