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nouvelles. Ne pouvant rien pour eux, le prince Adam se contentait dépasser souvent dans la rue où quelques-uns étaient gardés prisonniers, espérant au moins les apercevoir. Il réussit quelquefois en effet à les voir passer comme des ombres. Il ne les connaissait pas tous alors ; mais, selon un de ses mots touchans, lecteur lui battait bien fort quand il levait les yeux vers ces fenêtres si bien fermées derrière lesquelles vivaient des hommes chers à tout Polonais, et qui n’avaient commis d’autre crime que de se dévouer pour leur patrie. Cette époque avait laissé une empreinte profonde chez le prince Adam ; elle n’avait pas plié son caractère à la dissimulation, mais elle lui avait donné un air de tristesse sérieuse et circonspecte qu’il a gardé toute sa vie. Ne pouvant manifester ses sentimens, il s’était réfugié dans un certain stoïcisme, favorisé par une indolence naturelle que sa mère, la princesse-générale, lui reprochait quelquefois avec une charmante tendresse dans des lettres d’une vivacité éloquente.

Une fois sur ce terrain, il n’y avait plus qu’à jouer son rôle jusqu’au bout. À ce prix, les Czartoryski ne retrouvaient pas tous leurs biens confisqués, mais ils en eurent une partie par un don impérial qui assimilait ainsi les spoliés et les spoliateurs dans cette vaste curée des fortunes polonaises. C’était, on le voit, traiter à la cosaque le droit de propriété. Encore cette faveur, fallait-il l’acheter par un nouveau sacrifice de liberté en entrant au service de Russie. Le prince Adam et son frère entreraient-ils au service militaire ou au service civil ? Peu leur importait en vérité. Marchander, choisir, sortir d’un rôle tout passif, c’eût été attacher de la valeur à ce.qui n’en avait point à leurs yeux, et c’est en victimes, le front baissé, qu’ils se laissaient faire officiers des gardes et bientôt gentilshommes de la chambre. Ils étaient de la cour. C’était un succès à faire envie à beaucoup de Russes ; pour eux, il n’y avait qu’une chaîne, une contrainte de plus. Ils faisaient leur service, ils voyaient le monde, et ne se considéraient pas moins comme des otages en uniforme attendant l’heure de se dégager avec dignité et avec honneur. C’est justement alors, dans cet isolement moral au milieu d’une société où ils passaient en étrangers, où tout était fait pour les blesser, même les faveurs, qu’ils se trouvaient surpris par un événement aussi mystérieux qu’inattendu.

Dans ce monde semi-européen, semi-asiatique, où une tsarine vieillie régnait dans une atmosphère de servilité, il y avait, je l’ai dit, toute une génération de princes encore dans l’adolescence, le grand-duc Alexandre, le grand-duc Constantin, petits-fils de Catherine, fils de celui qui allait être l’empereur Paul. Alexandre, qui était déjà marié, avait à peine dix-huit ans, et sa femme, la grande-