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de rupture se multipliaient. Entre la France et la Russie, entre Napoléon et Alexandre, on n’en était plus aux caresses de Tilsitt, à ce décevant concordat des ambitions. Napoléon sentait une résistance et voulait la vaincre ; Alexandre n’était plus sous le charme de celui qu’il avait un moment appelé son ami, et dans le demi-jour des relations publiques du temps les défis s’échangeaient. Jusqu’à quel point le souverain russe avait-il le droit de compter sur cette confiance des Polonais à laquelle il faisait un secret appel et qu’il avait si peu méritée ? Ce qui est certain, c’est que les Polonais à cette heure critique mettaient tout leur espoir en Napoléon ; ils oubliaient leurs griefs, leurs mécomptes, pour confondre leur cause avec la sienne, et bien loin de se tourner vers la Russie, ils s’exaltaient au contraire à la perspective d’une lutte qu’ils considéraient comme le signal de la renaissance définitive de leur pays. L’empereur Alexandre, troublé de son isolement, cerné de tous côtés, cherchant une issue vers l’Europe, ne se berçait pas moins de cette illusion, qui était pourtant cette fois bien près d’être une conviction et un dessein sérieux, et, à mesure que tout se précipitait, cette correspondance avec le prince Adam, commencée dès 1810, interrompue pendant quelques mois, prenait un accent ému, pénétré, pressant, plein d’une tristesse résolue qui n’est point sans fierté. Le 1er avril 1812, à la veille de la rupture, il renouait une fois encore ce dialogue sur lequel rejaillit aujourd’hui la lumière sinistre de l’incendie de Moscou.


« Je ne sais, mon cher ami, si vous avez pénétré la cause de mon silence. Vos précédentes lettres m’ont laissé trop peu d’espoir de réussite pour m’autoriser à agir, à quoi je n’aurais pu me résoudre raisonnablement qu’avec quelque probabilité de succès. J’ai donc dû me résigner à voir venir les événemens et à ne pas provoquer par mes démarches une lutte dont j’apprécie toute l’importance et le danger, sans croire cependant pour cela y échapper

« La rupture avec la France paraît inévitable. Le but de Napoléon est d’anéantir ou d’abaisser du moins la dernière puissance qui reste sur pied en Europe, et pour y parvenir il met en avant des prétentions inadmissibles et incompatibles avec l’honneur de la Russie. Il veut que tout le commerce avec les neutres soit interrompu ; c’est nous priver du seul qui nous reste. En même temps il exige que, privés de tout moyen d’exporter nos propres productions, nous ne mettions aucune entrave à l’importation des objets de luxe français que nous avons prohibés, n’étant plus assez riches pour les payer. Comme jamais je ne pourrai consentir à des propositions pareilles, il est probable que la guerre doit s’ensuivre, malgré tout ce que la Russie a fait pour l’éviter. Elle va faire couler des flots de sang, et cette pauvre humanité va être encore sacrifiée à l’ambition insatiable d’un homme créé, à ce qu’il paraît, pour son malheur. Vous êtes trop éclairé pour ne pas voir combien de sa part les idées libérales envers