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dit-il (ce furent à peu près les termes qu’il employa), je vous préviens que je ne veux pas d’objections ; je vous prierai autant que possible de conformer votre conversation à ma nouvelle croyance. Je n’afficherai pas mon christianisme, et autant que possible j’éviterai d’en parler, mais aussi je n’en rougirai pas. » Il tint parole. Nous fûmes de ceux qui en souffrirent, étant de ses amis bien anciens et affectionnés sans doute, mais non pas tout à fait particuliers et intimes. Adieu dès lors les réunions, les petits dîners aimables et en tout petit comité où il nous conviait de temps en temps, et où le vin de Salins, les confitures de Salins et toutes les friandises du cru égayaient le dessert avec l’aménité du maître et la chansonnette du bon docteur B… M. Magnin, toujours tolérant pour les autres, était devenu sévère et mortifié pour lui-même. Il n’affichait rien, mais on savait son nouvel ordre d’idées et l’on respectait sa solitude. Il y avait alors, non loin de lui, des savans, des convertis aussi dans leur genre, qui faisaient de leur religion grand bruit et qui embouchaient la trompette à la porte du temple : lui, il était le plus éloigné d’en agir de la sorte, et il ne puisait dans sa foi que des motifs de consolation intérieure. Il en eut besoin, car dans les derniers temps il était affligé de toutes les infirmités de la vieillesse, et littéralement cloué sur son lit ou à son fauteuil. Il m’écrivait un jour, pour me définir son triste état, que je ne savais pas si grave et si désespéré : « C’est la situation d’Augustin Thierry, à la gloire près. » Il avait projeté, avant d’en être réduit à cette extrémité, un travail sur la Danse des morts au moyen âge, et il avait prié un des employés de la Bibliothèque, M. Chéron, de lui recueillir tout ce qu’il trouverait là-dessus ; mais il le remercia un matin et lui dit de ne plus donner suite à ses recherches, déclarant qu’un tel sujet funèbre, remis sans cesse sous ses yeux, lui devenait impossible à supporter : la mort, même en peinture, il ne pouvait la regarder fixement ! Il serait difficile cependant de surprendre dans aucun des articles écrits par lui, qui se rapportent à sa dernière période de croyance, la moindre trace de ses préoccupations austères et sombres, si ce n’est peut-être dans un article du Journal des Savans d’octobre 1859 : à l’occasion d’un livre de M. Le-nient, étant amené à s’expliquer sur l’idée de la mort et du diable, si dominante durant tout le moyen âge, il ne paraît pas fâché de rencontrer, répandu alors dans toute la chrétienté, « le sentiment, dit-il, de cette continuelle et salutaire menace. » Ce n’est qu’un simple trait qu’on ne remarquerait pas, si l’on n’était averti.

Je n’ai point à entrer dans le récit de sa fin, dans les particularités de son testament, par lequel il demandait à être transporté à Salins après sa mort, léguant de plus à cette ville une partie de son