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bien, moyennant des conditions ou intentions à long terme qui paraissent difficiles à remplir. La critique n’a rien à faire avec ces secrets mobiles et ces déterminations suprêmes des mourans. Mais je veux résumer encore une fois, au moment de finir, mes souvenirs essentiels sur M. Magnin, tel que je l’ai connu avant que la maladie fût venue l’affaiblir et attrister ses dernières années ; j’ai besoin de rassembler en quelques mots les impressions que m’a laissées sa personne en des saisons meilleures, et de fixer aux yeux de tous comme aux miens l’idée de sa vie, de ses mœurs, de son habitude studieuse, réfléchie, une sensible et parlante image qui ne puisse se confondre avec nulle autre. La physionomie de l’homme m’y invite, et le cadre également.

Si l’étude en effet a des douceurs qui ont souvent été célébrées, il fut donné à M. Magnin de les goûter et de les savourer dans des conditions particulières qui valent la peine qu’on les rappelle et qu’on les décrive. Placé au sein de la plus grande bibliothèque du monde, logé dans les bâtimens qui en dépendaient, il pouvait, aux heures où le public n’y pénétrait pas, ou dans les parties réservées interdites aux profanes, se considérer comme dans le plus vaste et le plus silencieux des cloîtres. À le voir passer dans ces grandes salles et glisser légèrement à pas menus et discrets le long des boiseries sombres et des armoires grillées, il semblait qu’il craignît d’y faire bruit lui-même et d’y éveiller l’écho de tant de générations d’auteurs endormis : c’était un des leurs, un peu en retard, un ami qui, même quand il avait à les consulter, semblait ne vouloir troubler que le moins possible leur repos. Je l’y ai suivi, ou mieux, surpris plus d’une fois dans le cours de ces recherches paisibles : tout se taisait, le jour tombait, il était seul, lisant près d’une fenêtre ; le bruit des feuillets qu’il froissait entre ses doigts ressemblait à ces craquemens mystérieux qui, dans les froides et muettes nécropoles, marquent seuls par intervalles le travail du temps. On se figure peu, et dans quelques années on ne se figurera plus du tout, ce qu’était la Bibliothèque du roi dans sa première et tranquille beauté, avec la morne tristesse de sa cour rectangulaire, avec le jardin austère, fermé d’une clôture, qui en occupait une moitié et où l’on n’entrait pas, la vasque de pierre verdâtre au milieu, d’où un maigre filet d’eau jaillissait à peine ; puis les escaliers solennels, les salles antiques et les galeries de ce beau palais Mazarin, conservées presque comme aux jours où s’y promenait M. le cardinal et où il s’y faisait rouler dans son fauteuil déjà mortuaire entre deux rangées de chefs-d’œuvre et de magnificences. Rien qu’en y entrant, le respect et le génie des graves études vous saisissaient ; l’air qu’on y respirait n’était plus celui du dehors ; la