Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/784

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

politique et discute constitution avec son hôte ; de la constitution à l’abolition de l’esclavage et à l’émancipation des noirs, il n’y a que la distance d’un troisième verre, et notre homme est en trop bon chemin pour s’arrêter. Un de ces enfans de la place Maubert, venu au Brésil pour faire n’importe quoi, prenait congé d’un riche nabab qui l’avait hébergé pendant six mois.

— Eh bien ! avez-vous été content de mes gens, vous ont-ils bien traité ? lui demanda le fazendeiro en lui serrant la main.

Senhor, votre maison est un palais, et vous êtes un vrai gentleman, seulement…

— Seulement ? demanda le planteur étonné.

— Seulement, reprit le Parisien, ma reconnaissance et mes remercîmens seraient mieux appliqués à vos nègres, car, à vrai dire, ce sont eux qui m’ont nourri.

Une physionomie indigène assez originale qu’on rencontre quelquefois dans les grandes fazendas du centre et du nord est celle du muletier. C’est un homme de haute taille, au teint brûlé par le soleil : de longs cheveux lisses et certains reflets épidermiques annoncent chez lui une forte prédominance de sang indien. Son origine est inconnue. Les gens de la plantation l’ont vu arriver un jour à la tête de deux ou trois cents mules ; il venait des extrémités les plus reculées de l’empire, avait fait cinq ou six cents lieues à travers des forêts inexplorées, couchant à la belle étoile et n’ayant guère pour sa nourriture de chaque jour qu’une poignée de manioc. Il s’est arrêté pour demander la posada au maître de la fazenda et se refaire de ses trois mois de voyage ; puis, séduit par cette hospitalité large qu’on ne retrouve que chez les nababs du Nouveau-Monde et par les immenses pâturages inoccupés qui entourent la ferme, il a prié le planteur de livrer à ses bêtes ces richesses perdues. Depuis cette époque, il a établi son quartier-général dans la plantation, où il élève ses mules. De temps en temps il fait une tournée dans les environs et vend celles qui sont dressées. À ses momens perdus, il se rend utile dans la fazenda : il enseigne à lancer le laço et à dompter les bêtes rebelles ; il sert d’écuyer dans les voyages et de sacristain au padre. Quand toutes ses mules sont vendues, il repart en suivant les mêmes chemins, fait de nouveaux achats et reparaît l’année d’après avec un nouveau troupeau. Ce commerce est très lucratif. N’ayant aucune dépense à payer chez les planteurs qui le défraient, lui, ses nègres et ses bêtes, achetant de jeunes mules dans un pays où l’argent est rare et les revendant toutes dressées dans les provinces riches, il réalise d’énormes bénéfices. Aussi se laisse-t-il séduire quelquefois par l’orgueil et fait-il de son fils un docteur[1].

  1. Un de ces muletiers enrichis, que j’avais rencontré maintes fois chez un nabab de la province de Rio-Janeiro, vint un jour me communiquer une lettre de son fils, étudiant à l’université brésilienne de Saint-Paul, et qui lui demandait l’envoi de quelques livres. J’ai gardé, comme un indice du goût littéraire des jeunes Brésiliens, la liste des ouvrages que le fils du muletier signalait à son père : « Brantôme, Alexandre Dumas, La Fontaine, Paul de Kock, Parny, Eugène Sue, Piron, Boccace, Parent-Duchâtelet, etc. » À côté de ces noms si singulièrement rapprochés, on cherchait vainement quelques noms de jurisconsultes. L’étudiant remettait sans doute les lectures sérieuses à la seconde année. Quoi qu’il en soit, pour lui procurer les ouvrages de son choix, le père avait à débourser comme frais de commission, d’exportation, de douane, etc., deux contos de réis (5,000 fr.). C’était vingt-cinq mules qu’il fallait vendre pour couvrir cette somme, et le brave muletier pensait que son fils aurait bien pu s’instruire à moins de frais. Il eût voulu, me disait-il, arranger l’affaire avec deux ou trois mules, et je fus parfaitement de son avis.