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conseil ne fut pas écouté, et peu de jours après, le 19 janvier 1861, M. Heusken était mortellement frappé en sortant le soir de l’ambassade prussienne.

Tout ce qu’on a pu apprendre depuis lors sur cet infâme guet-apens tend à prouver que Hori en fut l’instigateur. Au commencement de janvier, dans une conférence avec son chef, le ministre Ando, à laquelle assistaient, selon l’habitude, un grand nombre d’officiers subalternes, il avait montré une irritation qui contrastait étrangement avec son calme habituel. Ando, mettant à profit cette disposition d’esprit de son antagoniste, s’était appliqué par ses réponses, à l’irriter encore davantage. Hori avait parlé avec violence contre les étrangers et surtout contre Heusken, le plus dangereux de tous, parce qu’il savait la langue du pays et qu’il possédait sur la situation actuelle des connaissances qui pouvaient devenir funestes au Japon ; il avait regretté que, suivant le conseil du prince de Mito, l’on n’eût pas exterminé les étrangers lorsqu’ils étaient encore en petit nombre, et il avait demandé que le conseil des cinq avisât aux moyens de mettre hors d’état de nuire ceux qui étaient le plus à craindre : le ministre anglais et le secrétaire américain. À ces paroles, Ando s’était levé ; il avait vivement blâmé celui qui venait de les prononcer, en ajoutant que ces actes violens dont on osait parler précipiteraient le pays dans une guerre désastreuse, et qu’il fallait être mauvais patriote, mauvais Japonais, pour s’exprimer comme Hori venait de le faire. Hori n’avait rien répliqué, il s’était levé sombre et silencieux, et avait quitté la salle sans avoir demandé la permission de se retirer. Revenu dans son palais, il avait fait connaître à ses amis rassemblés son dessein bien arrêté de mettre fin à une vie déshonorée ; puis il s’était revêtu de ses habits de cérémonie, avait fait retourner les nattes de sa maison, dicté ses dernières volontés, et, ces préparatifs de son suicide étant terminés, entouré de ses femmes, de ses enfans et de ses meilleurs amis, il s’était ouvert le ventre[1].

  1. Ce serait une erreur de croire que le suicide est bien fréquent au Japon. Il y est peut-être plus rare qu’en France ; mais, loin de se cacher, il s’y entoure d’un éclat solennel. Un Japonais ne se tuera pas par chagrin d’amour, par désespoir, à la suite d’un revers de fortune ou d’un mécompte d’ambition ; mais-a-t-il été gravement insulté, s’est-il rendu coupable d’une action qui pourrait entraîner son déshonneur ou celui de sa famille, il se décide à mourir, soit pour appeler la vengeance sur la tête de son ennemi, soit pour faire voir que, s’il a été assez faible pour commettre un crime, il lui reste la force d’accepter une expiation héroïque. Souvent le suicide doit être considéré comme une sorte de justification, d’un acte que la loi condamne. Ainsi l’assassin du prince ne Mito se tue non parce qu’il a commis un crime, mais pour montrer qu’au nombre des amis du régent il se trouve des hommes qui ne craignent pas de payer du prix de leur sang la vie de leur ennemi. Un homme qui veut s’ôter la vie rassemble sa famille et ses amis, et leur communique son dessein. Rarement on essaie de l’en dissuader. Puis il fait retourner en signe de deuil les nattes de sa maison, revêt un costume d’apparat, dicte ou écrit ses dernières volontés, prend au milieu des siens un repas solennel, et se rend à la grande salle de sa maison. Là il se met à genoux. Ses femmes et ses enfans se tiennent derrière lui, son fils aîné et son meilleur ami sont à sa droite et à sa gauche. Il tire son sabre, le porte d’un geste lent et réfléchi à son front, et entonne un chant lugubre auquel se joignent ceux qui l’entourent ; enfin il saisit l’arme des deux mains, et d’un seul coup il s’ouvre les entrailles. Un tel acte, accompli avec une telle fermeté, n’a rien de commun avec le suicide tel que le connaissent les sociétés occidentales. J’ai vu au grand théâtre de Nagasaki la représentation de la scène que je viens de décrire, et qui, au dire des assistans japonais, donnait une idée exacte des procédés suivis pour cette grande expiation, nommée hatra-kiri ou sep-kou.