Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/163

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans le pays même les missionnaires seuls ont eu le courage d’entreprendre.

Vers dix heures du soir, notre barque s’engagea dans l’étroit canal qui sépare les îlots d’Ivosima, situés à l’entrée de la baie de Nagasacki. Bientôt elle côtoya l’île de Papenberg, rendue fameuse par un massacre de chrétiens qui s’y fit vers la fin du XVIe siècle, et à onze heures enfin je touchai le sol japonais. J’avais mis pied à terre sur le quai d’Oora, le quartier étranger de Nagasacki. Bien que la nuit fût déjà avancée, j’eus la bonne fortune de trouver encore réunis les amis qui m’avaient si cordialement accueilli lors de ma première visite. Ils étaient assis sous la verandah (galerie ouverte), fumant et causant comme autrefois. « Nous comptions sur vous, me dit mon aimable hôte. Qui a vu le Japon une fois aspire à y revenir ; mais nous ne vous attendions pas si tôt. » J’expliquai ce qui s’était passé. On m’approuva fort. « C’est une économie de temps et d’argent que vous avez faite, me dit-on, car de France ou de Chine vous seriez toujours retourné au Japon. N’est-ce pas le plus agréable pays du monde ? Seulement le voyage d’Europe au Japon coûte trois mois de temps et un millier de dollars, et le trajet de Shang-haï à Nagasacki n’est qu’une partie de plaisir. Votre choix a été heureux et sage. »

On me conduisit dans mon ancienne chambre, où je remarquai avec satisfaction un de ces énormes lits de Ning-po[1] couverts de fines nattes et entourés d’une moustiquaire en gaze de soie. On dort d’un calme sommeil sur ces grands lits durs et frais, à l’abri des innombrables moustiques qui font entendre leur petite et curieuse musique en volant autour du rideau opposé, comme un insurmontable obstacle, à l’implacable soif de ces buveurs de sang. Le même domestique japonais qui m’avait déjà servi lorsque j’avais résidé une première fois à Oora entra dans ma chambre ; il me reconnut aussitôt et se livra à de vives démonstrations de joie. Sindatè okin allingato furent ses premières paroles ; elles signifient : « Pour les anciens bienfaits, merci, » et peignent bien le caractère aimable du peuple que j’allais revoir. Ce salut de bienvenue est d’un usage général au Japon, et on l’emploie lorsqu’on se revoit pour la première fois après une courte ou une longue absence. Je l’ai toujours entendu avec plaisir. Il est beau, que la première pensée d’un homme, au retour d’un ami ou d’un bienfaiteur, éveille le souvenir des services reçus, et il est doux que sa première parole soit un témoignage de reconnaissance. Il semble qu’à ces accens doivent se dissiper les nuages qui ont pu troubler la sérénité des relations passées

  1. Ville chinoise renommée pour la fabrication des meubles.