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tient plusieurs secondes suspendu en l’air, puis avec violence il lance cette masse en dehors de l’arène, et l’envoie rouler parmi les lutteurs qui, comme le public, ont suivi d’un œil curieux toutes les péripéties du combat. Haletant, chancelant et ruisselant de sueur, le vainqueur s’avance au milieu du cirque, salue en levant les bras, et se retire au bruit d’interminables applaudissemens.

Les athlètes japonais, appelés soumos, forment une caste particulière. Ils jouissent d’une certaine considération. Les bourgeois sont tout fiers d’être vus en leur compagnie, et ils les invitent chez eux à fumer et à boire ; les nobles même ne dédaignent pas de les fréquenter. Il y a différentes sociétés de lutteurs. Le champion de chaque société en est en même temps le chef; il possède, comme les héros du ring anglais, une ceinture d’honneur qui d’ordinaire lui a été donnée par le seigneur de sa province natale, et dont il se pare au commencement et à la fin de chaque représentation. La lutte, comme profession, ne s’exerce pas librement. Tout athlète doit être affilié à une société, et il est obligé de se contenter du salaire qu’il y reçoit; quant au chef, il prélève sur les bénéfices la part du lion. Cependant il n’est pas maître absolu de sa troupe; il est placé à son tour sous la dépendance du roi des lutteurs qui préside la grande société de Yédo ou de Kioto, et il lui paie un tribut annuel. Les chefs de sociétés ont rang d’officier, et portent deux épées, signe distinctif de la noblesse japonaise. Ils sont continuellement en voyage et conduisent leurs troupes dans les diverses provinces, séjournant dans les grandes villes durant un temps fixé par l’autorité. Ils recueillent beaucoup d’argent, car les Japonais sont d’enthousiastes amateurs de leurs exercices.

Nous quittâmes le cirque après avoir assisté à différentes luttes, et retournâmes dans les rues. La foule les avait désertées et remplissait alors les maisons, où l’on se livrait avec abandon au plaisir de la table. Çà et là, nous vîmes des visages échauffés par le sakki (eau-de-vie de riz), quelques individus, chantant et riant à haute voix, montraient qu’ils n’étaient déjà plus maîtres de leur raison; mais partout régnait dans les esprits une disposition joviale et pacifique. Nous nous arrêtâmes devant plusieurs maisons, et chaque fois on s’empressa de nous prier d’entrer et de nous offrir à boire et à manger. Nous déclinâmes ces invitations, car l’officier notre guide nous avait prévenus qu’il avait encore à nous conduire dans un endroit particulièrement curieux. Comme la madzouri se célébrait dans les environs du quartier de Décima, situé à une des extrémités de Nagasacki, il nous ramena en arrière, et nous fit traverser la partie la plus populeuse de la ville. Après avoir franchi une porte solide gardée par un poste de soldats, nous nous trouvâmes