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dont le lot n’a jamais bouillonné au sein de ces héros de la passivité. Ce sont les hommes qui ont vu les horreurs de la guerre des impériaux et subiront celles de la fronde. Dans l’œuvre des Le Nain, il y a presque toujours un personnage qui tient un verre à la main. Ce n’est plus, comme dans les tableaux des écoles flamande et hollandaise, un buveur de profession, un pilier de cabaret. Chez eux, l’homme boit pour se réconforter, parce qu’il a peiné; il met à cet acte vulgaire une sorte de componction qui ferait sourire, si elle n’était touchante ; il boit le vin avec respect, si l’on peut s’exprimer ainsi, et comme l’on prie : c’est qu’ayant souffert de la famine, ayant été souvent privé de la généreuse liqueur, il en sent tout le prix. A sa délectation purement physique, il se mêle une véritable, reconnaissance pour le destin qui lui laisse cette fois encore vider un verre à demi rempli.

Aux yeux des juges impartiaux, les Le Nain ont cette infériorité, qu’ils ont mis un procédé insuffisant au service d’une juste conception des droits de l’art. Ils ont appliqué naïvement et tel quel l’enseignement de leur premier maître à la reproduction scrupuleuse et patiente des scènes de la vie réelle; mais cela ne constitue point une gloire d’artiste, car on peut être un observateur consciencieux, on peut être même un peintre, un bon peintre, et n’être point artiste. Les qualités de l’un ne supposent pas rigoureusement les facultés plus spéciales de l’autre. Eh bien! l’on peut affirmer que les frères Le Nain n’étaient pas nés artistes; ils n’ont jamais goûté cette émotion délicieuse que donnent à ceux qui sont doués le commerce et la pratique de l’art; ils n’ont pas eu cette extrême sensibilité de l’organe visuel qu’affectent un contraste de couleurs inattendu, un contour imprévu, une ombre, un rayon; ils n’ont pas connu les douloureuses voluptés de la création et de l’enfantement, les joies que procure la gestation d’une grande œuvre, les inquiétudes de l’exécution; ils n’ont pas respiré ce souffle large, ils n’ont pas eu la pleine conscience de soi-même que donne le libre choix parmi les trésors innombrables de la nature, inépuisable écrin toujours ouvert aux regards de l’artiste. C’est à peine si danse la Forge et dans la Nativité il y a un vague pressentiment de pareilles beautés. Les Le Nain furent donc peintres par état plutôt que par tempérament : un concours de circonstances que nous ignorons leur fit adopter cette profession, où ils apportèrent de précieuses qualités de bonne foi et d’humanité; mais ils n’eurent point ce que Boileau appelle « l’influence secrète, » ils ne furent pas artistes. Ils méritent cependant d’occuper l’attention, parce que, les premiers, ils firent pénétrer la franchise, l’absolue sincérité dans l’école, parce que, dans cette voie de la sincérité, ils ont devancé Chardin et plus tard Géricault : Chardin, esprit de même trempe, mais mieux doué, véritablement artiste,