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énigme exerce sur tous ceux qui tentent de l’éclaircir une sorte d’étrange fascination qui tient de l’ensorcellement. Deux hommes de génie, Goethe et Byron, ont ressenti cet effet magique ; l’un et l’autre ont étudié avec une ardeur fiévreuse ce grand sujet de controverse, et ils se sont précipités à corps perdu dans ces ténèbres pour y porter la lumière. Le ciel en soit loué ! car cela nous a valu de beaux vers ; mais quant à moi je crains que le problème ne soit insoluble. Songez que le premier biographe du poète, le marquis Manso di Villa, son contemporain, son ami, le dépositaire présumé de ses secrets, n’a rien dit qui vaille sur la catastrophe qui brisa cette destinée glorieuse et plongea dans la nuit cette noble intelligence. En accuserons-nous sa discrétion ou son ignorance ? S’est-il tu par calcul, par respect humain, ou les lumières lui ont-elles manqué ? Ce qui est sûr, c’est que les historiens ferrarais ont la plupart imité son silence. Aucun témoin oculaire n’a pris la peine ou n’a eu le courage de s’expliquer. Ah ! que ne pouvons-nous évoquer ici l’ombre du poète ! Nous embrasserions, vous et moi, ses genoux, et nous saurions bien le contraindre à parler.

— À défaut de certitudes, repris-je, n’auriez-vous point formé quelques conjectures ?….

— Veuillez me pardonner, me dit-il, mais j’ai juré de les garder pour moi. Et comme je paraissais surpris : — J’ai horreur des querelles littéraires, poursuivit-il. Malheureusement, il y a quelque vingt ans, le Tasse a été en Italie le sujet de violens débats, de disputes aussi acrimonieuses que stériles. Le savant Rosini ayant adopté le système des amours, Florence et Modène virent deux adversaires redoutables, le marquis Capponi et don Cavedoni, entrer en lice contre lui. Il parut brochure sur brochure, pamphlet sur pamphlet… Première Cavedonienne, Seconde Cavedonienne,… Risposta, Poscritto alla Risposta, Replica, Protesta… À force de riposter, de répliquer et de protester, la querelle s’envenima, les esprits s’aigrirent, on se jeta dans l’invective, on se laissa emporter à de regrettables vivacités. Un moment il fût question de prendre une académie pour juge du camp ; mais le moyen de prononcer entre des champions échauffés et virulens ! Alors un nouveau combattant se présenta dans l’arène, et celui-là s’attaqua au Tasse lui-même ; il déchira sa mémoire en s’armant contre lui de témoins subornés, de dossiers pleins de pièces supposées. Le public ne fut pas longtemps dupe ; on conçut des soupçons. Quelques membres du collège philologique de l’université romaine, entre autres Pietro Ercole Visconti et le père Marchi, de la compagnie de Jésus, constatèrent le faux. En 1844, le tribunal criminel de Rome condamna le coupable à sept années de réclusion. Il est juste d’ajouter que plus tard la Sacrée Consulte le fit élargir en le déclarant innocent. Trop