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éclairés, mais incertains, qui, faute de prendre à temps leur parti, amènent les révolutions à force de les redouter. Ceux, en trop grand nombre, qui voient sans cesse se lever derrière l’image de la liberté le spectre de l’anarchie, et qui se décident à repousser l’une à cause de l’autre, risquent fort de n’échapper qu’à la liberté. Si, comme il est arrivé trop souvent aux élections dernières, les libéraux conservateurs se tenaient toujours à l’écart, ou même prêtaient leur appui aux opinions antiréformistes, ils s’exposeraient, par une timidité imprévoyante, à perpétuer, à aggraver cette défiance mutuelle, cette funeste mésintelligence qui n’a que trop divisé les deux grandes sections de l’ancien tiers-état. Si nous nous parquons à tout jamais en deux classes distinctes qui reproduiraient au sein de la bourgeoisie le vieil antagonisme des privilégiés et des non privilégiés, c’en est fait et de la liberté, et de l’ordre, et surtout de la stabilité. L’anarchie sera toujours le danger d’une liberté précaire, et l’oppression toujours le honteux recours de l’ordre menacé. Les anciens chefs de la bourgeoisie veulent-ils retrouver l’influence qu’ils ont si follement laissé perdre, il faut qu’ils fassent de leurs lumières, de leur loisir, de leur richesse, des moyens de protection pour les droits et les intérêts du plus grand nombre. Il faut qu’ils se recommandent par de grands services rendus à la liberté de tous ; il faut qu’ils soient les patrons, non les adversaires de la démocratie. C’est en la servant qu’on mérite l’honneur de la guider, et elle ne désarmera que devant ceux qui l’aimeront sans la craindre, comme le disait Louis XIV de Henri IV à l’égard des protestans. La complicité, la simple complaisance, ou même la tolérance à l’endroit de tous ces procédés de pouvoir arbitraire que certains politiques prennent pour les seules sauvegardes de la société, crée entre les citoyens d’un même pays des ressentimens qui se retrouvent un jour, et la plus vulgaire prudence nous ferait un devoir de laisser aux Machiavels de l’absolutisme la responsabilité de ces inventions oppressives qui diffament dans l’estime des peuples les noms augustes de la justice et de la loi.

Comme les uns ont à se préserver du soupçon d’indifférence, de dédain ou d’injustice envers les masses, d’autres ont besoin de se mettre en garde contre une facilité malveillante à former légèrement de pareils soupçons. Le parti démocratique n’a été que trop accusé de nourrir des sentimens d’envie contre tout ce qui prétendait à quelque supériorité sociale. L’habitude des révolutions, le spectacle des fautes des partis et des injustices du pouvoir, l’attrait trompeur de ces théories étroites et absolues qui simplifient outre mesure le problème social, la difficulté de faire une part équitable aux erreurs involontaires des hommes, aux inévitables infirmités des choses humaines, ont trop souvent trompé les imaginations populaires