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Tasso, son père, qui avait appris par sa propre expérience ce qu’il en coûte de s’engager au service des princes, Bernardo, qui, enveloppé dans les disgrâces du prince Sanseverino, y perdit sa maison de Salerne, ses rentes, tout le fruit d’une longue servitude, et passa ses vieux jours dans l’indigence, Bernardo aurait voulu que son fils tournât le dos aux muses, aux cours, à la bagatelle, que pour se rendre indépendant il étudiât le Digeste, se fît homme de loi. Et qui sait s’il n’eût pas trouvé le bonheur dans, la poudre du greffe ? Mais qui aurait fait à sa place la Jérusalem ?

— Le Tasse, reprit l’abbé Spinetta, eut dix fois raison de préférer les muses au Digeste. Fils d’un poète, son démon l’emporta sur toutes les remontrances paternelles, et ce n’est certes pas de quoi je le blâme. Il était né pour faire des vers comme ces chênes pour porter des glands, et il faut que chaque être remplisse sa destination. Je ne lui reproche pas non plus d’avoir eu bouche en cour ; de son temps c’était le seul moyen de subsister à l’usage des poètes sans patrimoine. Sous peine de mourir de faim, il leur fallait à toute force un protecteur, un padrone, una servitù, comme, on disait alors tout crûment. Aussi bien le Tasse n’était pas fait pour vivre de pain sec au fond d’une mansarde ; il n’avait pas le tempérament stoïque, il avait le goût du luxe, des plaisirs, des fêtes, de tout ce qui brille ; on sait que jusqu’à sa mort il aima de passion les bijoux, les pierres précieuses, la vaisselle godronnée ; dans une de ses maladies, il demandait à cor et à cri qu’une bonne âme charitable lui fît cadeau d’une émeraude ; sa guérison, disait-il, était à ce prix. Il aimait aussi la bonne chère ; les sauces de haut goût, les vins qui piquent la langue, i vini picanti e raspanti. La tristesse d’une demeure trop nue, d’une table trop maigre et d’une vie trop resserrée eût assombri son imagination, éteint son génie. Et voyez plutôt quels méchans vers il a composés dans son âge mûr, alors qu’il se plaignait d’être réduit à la soupe aux laitues ; Bénies soient donc les magnificences de Ferrare qui nous ont valu la Jérusalem ! Mais si le Tasse eut raison de chercher condition à la cour, il eut le grand tort d’y vouloir vivre à sa tête. Courtisan par goût et par nécessité, il ne sut jamais son métier ; il manqua de conduite, fit école sur école, courut après le songe et la chimère, rêva un bonheur impossible, qui ne se trouve que dans les idylles. La logique, mon ser baron, est la première des vertus de l’esprit. Tout s’achète dans ce monde, et il est ridicule de vouloir le bénéfice sans les chargeai Soyez monsignor, cardinal, baron, docteur, poète : sur quelque pied que vous viviez, vous aurez toujours des couleuvres à avaler, et il les faut avaler de bonne grâce. La fantaisie ! la fantaisie ! voilà ce qui perd les gens d’esprit.