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— Seriez-vous de ceux qui pensent que le Tasse se compromit et se perdit en péchant contre l’étiquette de cour ?

— Quelle plaisanterie ! Je sais que quelques-uns de nos tassistes ont travesti ce pauvre Torquato en un candide et sentimental Calabrais, ne connaissant que son village, étranger aux usages du monde et prenant avec les princesses des libertés que ne souffrent même pas les bergères. Cela ne soutient pas l’examen. Notez trois points. Torquato était le fils d’un courtisan ; Torquato avait été élevé aux jésuites ; Torquato, dès son enfance, avait respiré l’air des cours, car le duc d’Urbin, charmé de la noblesse et de l’agrément de ses manières, l’avait choisi pour le compagnon de jeux et d’études de son fils François-Marie. Et après cela qu’on ne vienne plus nous parler de ses innocences calabraises ! Seulement ce cavalier était un platonicien, un idéaliste. Je n’en veux pas à Platon, qui était un très galant homme ; mais le platonisme a renversé plus d’une bonne tête : c’est une philosophie qui rend exigeant, chimérique, étant contraire à cet esprit de tolérance pour les imperfections de la vie sans lequel il n’est pas de bonheur possible. Connaissez-vous le dialogue du Tasse sur l’art ? Il y enseigne que notre âme est composée de nombres, d’harmonie et de proportions musicales ; il nous enseigne aussi qu’elle est un résumé, un précis de l’univers, parce qu’elle porte en elle les formes divines de toutes choses, des élémens, des plantes, des animaux, des sphères célestes. Le Tasse jugeait des autres par lui-même. Il était né avec une âme musicale et chantante, et il trouva fort mauvais que la vie refusât de chanter la haute-contre pour accompagner son motet. À peine sorti du berceau, il portait dans sa tête le plan idéal de l’univers et il se fâcha de ce que le soleil et les étoiles, les choses et les hommes, n’étaient pas toujours conformes à l’idée qu’il s’en faisait. Lisez ses œuvres morales, il n’en est pas une où il n’ait esquissé l’idéal de quelque chose ou de quelqu’un : l’idéal de la dignité, l’idéal de l’honneur, l’idéal de la courtoisie, l’idéal du plaisir honnête, l’idéal du père de famille, l’idéal du prince et de l’empereur, l’idéal du parfait amant… Un jour même, irrité des retards qu’éprouvait l’impression d’un de ses ouvrages, il résolut de composer un traité du parfait imprimeur, car dans cette tête, qui était comme une galerie de tableaux, il y avait une logette pour l’idea del buono stampatore. Ah ! mon ser baron, qu’il est dangereux de vivre dans un si étroit commerce avec l’idéal ! Comme cela vous rend délicat, irritable, susceptible !… Mais de toutes ses imaginations, celle qui fit le plus de tort au Tasse fut l’idée préconçue qu’il s’était faite de la destinée du poète dans ce monde et de ses relations avec les princes… Ce fut là sa plus chère utopie, et cette utopie causa tous ses malheurs… Voilà