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il assistait à tous les galas de la cour, composait des poulets et des madrigaux, festinait, rêvait, chantait… Je sais bien que Guarini ne fut jamais son ennemi ; mais les Giraldini, les Montecatino, qui avaient le cœur moins bien placé» de quel œil devaient-ils considérer cet enfant gâté de la fortune et des princesses, dont l’agréable indolence semblait insulter à leurs fatigues ? À nous, pensaient-ils, toutes les peines, tous les soins ingrats et rebutans ; à lui les honneurs, les couronnes,


Licto ni do, osca dolce, aura cortese !


Et nous étonnerons-nous que de si vives jalousies aient fini par amasser un orage sur la tête de l’imprudent qui jouissait de son bonheur, sans aviser aux moyens de le faire durer ?

— Cependant, lui dis-je, il se doutait de la malignité des courtisans, lui qui fait dire : à ce bon vieillard qui hébergea Herminie dans sa chaumière : « Je vis et je connus l’iniquité des cours, et j’y soupirai après mon repos perdu. »

— Et dans l’Aminta, reprit-il, Monsus dit à Tircis : « Mon fils, défie-toi des cours, défie-toi des courtisans, race astucieuse et rusée ; défie-toi des manteaux dorés, des panaches et des devises… Et surtout surveille ta langue dans ces appartemens dont les murailles parlent et répètent tout ce qu’elles entendent dire, en y mettant du leur, n Mais le Tasse était un de ces esprits pénétrans à qui leur pénétration ne sert de rien ; il n’y a que les âmes fortes qui sachent se servir de leur raison. Il était dans une situation qui l’obligeait à beaucoup de prudence ; il voulait jouer dans une cour deux rôles fort difficiles à soutenir, celui d’inutile et celui de privilégié. Avec quelle circonspection n’aurait-il pas dû se conduire pour conserver la faveur du maître, pour désarmer ou contenir des jalousies dangereuses, pour se faire pardonner l’insolence de son bonheur ! N’attendez de lui rien de pareil. Sa passion dominante était une intense ambition qui le rendait sourd à tous les conseils de la sagesse. « Je veux vous confier un secret, écrivait-il à un ami : je suis ambitieux, c’est ; là ma seule faiblesse. » Et ailleurs : « Mon humeur mélancolique est la cause principale de tous mes maux, et cette mélancolie vient de ce que je suis ambitieux. Je ne puis m& souffrir dans une ville où tous les nobles ne me cèdent pas la première place, ou tout au moins ne m’accordent pas de marcher de pair avec eux pour tout ce qui concerne les distinctions extérieures. » Ailleurs encore : « De tous mes désirs, le plus grand est de ne rien faire, et ensuite d’être flatté par mes amis, bien servi par mes serviteurs, caressé par mon entourage, honoré par mes protecteurs, célébré par les poètes et montré du doigt par le peuple. »