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il était caressé, choyé, mais il ne faisait pas fortune ; il désirait quelque chose de plus solide, di pui solido. Dans ce temps, il venait de terminer la Jérusalem, et le duc le pressait de la publier, impatient qu’il était de recueillir le fruit de ses bienfaits, et de voir se répandre enfin dans toute l’Italie les louanges magnifiques que le poète avait prodiguées au magnanimo Alfonso. C’est ce moment que choisit le Tasse pour se dégoûter de Ferrare et pour traiter, avec qui ? avec le rival, l’ennemi d’Alphonse, le grand-duc de Toscane. Si cette négociation eût abouti, la Jérusalem serait devenue la proie des Médicis ; ils auraient ceint leur front de cette couronne de gloire que le poète s’était engagé à tresser pour les d’Este… Cependant le Tasse cherchait des prétextes pour se rendre à Rome, où il désirait se concerter avec Scipion Gonzague et le cardinal Ferdinand de Médicis… — Gardez-vous de quitter Ferrare avant que le poème soit sous presse 1 lui disait la duchesse d’Urbin, qui voulait son bien : Jusqu’alors tout voyage sera suspect. — Sourd à de si sages conseils, il part ; de Rome, il se rend à Sienne, à Florence… Mais sur le point de conclure, irrésolu comme toujours, il hésite, il recule, et à quelque temps de là le grand-duc écrivait à son ambassadeur Canigiani que l’affaire avait manqué, qu’après tout il fallait s’en féliciter, que le Grand-Turc, intéressé aux discordes des chrétiens, aurait vu avec trop de joie deux princes se brouiller au sujet d’une nouvelle Jérusalem… Le Tasse est revenu à Ferrare ; malgré l’avortement de son projet, il ne l’abandonne point, il se promet de le reprendre en sous-œuvre. — Une seule chose, écrivait-il à Scipion Gonzague, le retenait à la cour d’Este. — Les beaux yeux de Léonore ?… Poètes et romanciers, détrompez-vous ! c’était une espérance de gratification dont on le berçait. — Malheureusement, disait-il, si le don ne se fait pas attendre, il sera insuffisant ; s’il est suffisant, il se fera attendre. Le mieux sera de refuser le petit et de ne pas attendre le grand. — Pendant qu’il raisonnait ainsi, ses rivaux, dont la jalousie guettait le moment d’éclater, se flattent que ce moment est enfin venu, car il avait transpiré quelque chose de ses imprudentes démarches, et elles avaient causé au cœur ombrageux d’Alphonse des déplaisirs qu’il ne s’agissait plus que d’irriter. C’est alors que paraît dans tout son jour l’imprévoyance du Tasse. L’orage gronde déjà sur sa tête ; il affecte une entière sécurité, et s’amuse à braver des ennemis auxquels il venait de fournir des armes…

— Et à ce propos, madame, dit le baron, l’abbé Spinetta me cita une lettre dont il faut que je vous relise quelques fragmens. Elle est vraiment curieuse :

« Je veux être de belle humeur, écrivait-il à son ami Luca Scalabrino,