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prêtez l’oreille ! Quel nom bégaient-ils ? Est-ce le vôtre, Lucrezia ? Le vôtre, Leonora ? Le vôtre, signora Livia d’Arco ? Reines de beauté, vous toutes que, dans ses jours heureux, au frais matin de sa vie, il a courtisées et chantées ; vous, marquise di Lauro, qu’il comparait à Diane, à Cythérée et à Minerve ; vous, Giulia Guerriera, dont il a vanté les yeux plus brillans que les étoiles ; vous, Laura Peperara, dont le sourire, disait-il, effaçait l’éclat du soleil ; vous, Barbara Turca Pii, qui surpassiez, à l’entendre, ce qu’ont produit de plus enchanteur et la France et l’Espagne ; vous, comtesse de Lodrone, comtesse de Sala, Tarquinia Molza, Costanza Belprato, Angelica, Ginevra, et vous, les deux Vittoria, Bentivoglia et Tassona, répondez-nous : qui de vous peut se flatter d’avoir enchaîné à jamais ce cœur volage ? Belles fleurs des prairies de Belriguardo, qui vîtes tournoyer autour de vous ce papillon du Parnasse, laquelle d’entre vous pourrait dire sans mentir : « Du jour qu’il me vit, il cessa de voler ? » Amours de papillons, amours de poètes, bien habile qui vous déroberait votre secret ! Ces enfans de l’air sont chose légère ; ils vont, ils viennent, un souffle les apporte et les remporte ; le thym, la marjolaine, tout les attire, tout les affole, et ils n’adorent pas seulement les fleurs et leurs parfums, mais le vent qui les entraîne de corolle en corolle, la goutte de rosée ou ils se désaltèrent, les feux du soleil qui attiédissent la brise, et, ivres d’eux-mêmes, le frémissement de leurs ailes et leur ombre, qu’ils voient courir sur le gazon… Ah ! écoutez parler le poète, et dites-moi si son cœur ne lui était pas à lui-même un mystère. Quatre ans avant sa mort, dédiant au duc de Mantoue, Vincent Gonzague, une nouvelle édition de ses poésies de jeunesse, il lui écrivait : « Dans ce livre, on voit l’amour naître du sein de la confusion (amore esce dalla confusione), comme d’après les poètes de l’antiquité il sortit du sein du chaos. » Poète, vous dites bien : dans vos jeunes années, votre cœur était un chaos, et il se complaisait dans son inquiétude, dans son tumulte, dans l’éternel orage qui l’agitait.

Mais je devine votre objection, baron. Ces comtesses, ces marquises, ces Angelica, ces Ginevra, le Tasse ne les a pas toutes chantées pour son compte. On sait que nombre de ses sonnets et de ses madrigaux furent des ouvrages de commande. Ses amis, souvent même des inconnus, lui demandaient des vers pour leurs maîtresses, et il s’exécutait avec une complaisance infatigable qui profitait beaucoup à sa bourse, hélas ! toujours trop vide. Je le veux bien. Seulement ce qui m’inquiète, c’est que ces sonnets de commande, ces sonnets dont il battait monnaie, ces sonnets payés en espèces sonnantes, sont aussi inspirés que les autres : même verve, même enthousiasme, mêmes hyperboles aux panaches flottans et montées sur