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est sans retour. Que son altesse me dédommage et que la duchesse sa femme me fasse un présent ! Une écuelle d’argent ? C’est trop peu. Un bassin ? Elle trouvera que c’est trop. Prenons le juste milieu : un seau, un petit seau d’argent, fera mon affaire… Mais qu’est-ce à dire, messer Vittorio Baldini ? La grande-duchesse vous a gratifié d’une coupe pour avoir imprimé mes vers, et vous ne me la donnez pas ! Oh ! cette coupé, je vous la demande à mains jointes. Seigneur Vittorio, il me faut cette coupe, je meurs d’envie d’avoir cette coupe ; on ne m’ôtera pas cette coupe de l’esprit… » Et, quittant le ton suppliant, il se fâche contre cet âne de Vittorio qui fait la sourde oreille, car il se fâche quelquefois. Dans ces momens-là, il maudit l’ingratitude des hommes, il maudit les coquins parvenus, il rétracte tous les éloges qu’il à prodigués aux puissances de ce monde. « C’est un déshonneur pour un poète, s’écrie-t-il, que de louer les princes sans en recevoir de gratification… » Étrange définition de l’honneur !

« Il est des instans, dit-il encore, où je me mets à rire de tous mes malheurs ; mais ce rire est si voisin de la fureur que j’aurais grand besoin d’une dose d’ellébore. » Et s’emportant tout à fait : « Le Tasse veut que tout le monde lui donne, les grands par crainte qu’il ne dise du mal d’eux, les petits par crainte qu’il ne leur en fasse. Un de ces jours, vous me verrez arriver avec une arquebuse, une épée ou un épieu, et gare à vous si vous ne cherchez à apaiser ma colère ! » Menaces en l’air, propos d’enfant ! Soit douceur naturelle, soit faiblesse, soit une certaine candeur qui, malgré ses défauts, donnait un charme exquis à son commerce comme à ses vers, cet homme était incapable de rancune. Jamais il ne s’est vengé par des médisances, jamais il ne s’est armé du fouet de la satire. Quand il refait sa Jérusalem, il a soin d’y laisser quelques vers à la louange de l’invincible Alphonse. Aussi ses emportemens ne durent guère, et il rentre bien vite dans son état ordinaire, qui est de se plaindre, de gémir, de déplorer son impuissance, le mépris où il est tombé, le lugubre naufrage où se sont englouties ses espérances. « J’ai presque oublié, s’écrie-t-il en pleurant, que j’ai été élevé en gentilhomme. Hélas ! je ne suis rien, je ne sais rien, je ne puis rien, je ne veux rien… » Et il invoque la mort, qui, moins trompeuse et plus compatissante que les hommes, rendra enfin le repos à son cœur dévoré.

Cependant l’heure de la réparation avait sonné : c’est Rome qui se charge d’acquitter la dette de Ferrare. Le Tasse avait toujours eu du goût pour la ville éternelle ; il y avait fait plusieurs séjours et avait cherché à s’y établir. Un de ses rêves était de trouver un bon vieux cardinal qui lui donnât le logement et le couvert avec l’ozio letterato. Comme les chimères ne lui coûtaient rien, il avait aussi