Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/397

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pensé à entrer dans les ordres, se flattant de parvenir un jour aux honneurs de la prélature. À tout le moins se fût-il contenté d’un bon bénéfice, d’une grasse abbaye, qui l’eût mis pour le reste de ses jours à l’abri du besoin. Cette abbaye, objet de ses vives convoitises, joue un grand rôle dans ses lettres ; d’avance il lui faisait les yeux doux ; cette vision s’était logée dans sa tête à côté de la coupe d’argent. Malheureusement pour lui on n’était plus au temps où les dignités de l’église servaient à récompenser les veilles des gens de lettres. Ses démarches n’aboutirent pas. Les froideurs des cardinaux lui furent cruelles ; il sollicita vainement une audience du saint-père. Sixte-Quint, qui régnait alors, ne se piquait pas de littérature ; il était plus occupé d’Elisabeth, de l’armida et de la ligue que d’épopées et de sonnets. Enfin, en 1592, Hippolyte Maldorandini prend possession du saint-siège sous le nom de Clément VIII. C’était le premier pape vraiment ami des lettres et des arts qu’on eût vu depuis Paul III. Ses deux neveux, Cinthio et Pietro, nourrissaient une tendre affection pour le Tasse. La Jérusalem conquise paraît ; elle est dédiée au cardinal Cinthio et au pape ; elle est reçue partout avec applaudissemens. Par un décret du sénat et du souverain pontife, le Tasse est appelé à Rome pour y ceindre son front de la couronne des lauréats. Une pension lui est assignée sur le trésor, et, tous les bonheurs lui arrivant à la fois, le prince d’Avellino, qui l’avait frustré de son héritage maternel, s’engage à lui servir une rente annuelle de 200 ducats… Il était trop tard. À la veille de monter au Capitole, il tombe malade. Il avait trop lutté, trop souffert ; ses forces étaient épuisées. Ce qui prouva la gravité de son état, ce fut l’œil d’indifférence dont il considéra les apprêts de son triomphe. Sa passion dominante, l’amour de la gloire, était éteinte dans son cœur. Las et détrompé de toutes choses, il n’aspirait plus qu’au repos, à l’éternel repos. Quand la mort lui apparut, il lui sourit comme à une amie, et il quitta ce monde en bénissant Dieu de ce qu’après tant de tempêtes il consentait enfin à le recevoir au port. Ses obsèques furent magnifiques ; mais voyez ce que sont les hommes ! Le cardinal Cinthio s’était engagé à élever au grand poète qu’il avait aimé un monument digne de son génie, et ce n’est que deux cent soixante-trois ans plus tard que notre excellent et généreux Pie IX a rempli la promesse de l’oublieux Cinthio… Chut ! ne médisons pas de ces Aldobrandini ! Nous sommes ici chez eux, nous leur devons ces ombrages, et ces chênes qui nous ont hébergés nous en voudraient, si nous parlions mal de leurs patrons.