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On ne sait pas si vous n’aurez pas le dernier mot dans cette grande entreprise contre le bon sens et contre la destinée de la France… Mais enfin, fussiez-vous victorieux, vous êtes, — oui, au milieu de cette gloire, — vous êtes, principalement des cuistres. — Cuistres ! cuistres ! cuistres ! » N’est-ce pas là un joli échantillon de polémique ? Cuistres les gens de 89 et les professeurs ! M. Veuillot n’est que bedeau. Il n’y a qu’à choisir. Après cela, aucune loi divine ou humaine ne s’oppose peut-être à ce qu’on soit l’un et l’autre à la fois. L’auteur du Parfum de Rome a une écritoire d’où les citations des bons auteurs sortent assez bien avec les malédictions et les anathèmes.

Qui donc a inspiré à M. Veuillot l’idée étrange d’aller réveiller Trissotin et de toucher à ce personnage ? Ce n’est pas que Trissotin soit mort : il vit, il prospère, il a changé et il a grandi, selon le mot de M. Veuillot ; mais il faudrait prendre garde. Trissotin peut revêtir bien des formes : il peut être catholique aussi bien que libre penseur. Il se peut qu’il ne fasse plus $e sonnets, le sonnet est passé de mode ; il fait des journaux, et sur le retour il se met à faire des satires. Il met la Providence et les miracles en polémique ; il fait descendre Dieu de sa sphère pour le mettre toujours au bout de son argument ou de son invective, et qui le trouble dans sa manie dénuée d’innocence attaque Dieu, ne croit pas à la morale éternelle, mérite que le peuple fasse justice de l’athée en attendant les peines de l’autre monde. Trissotin tient à son sonnet, je veux dire à ses articles, et il n’en veut rien perdre, il fait son monument. Il n’a pas à choisir, tout est bon, tout est pour la gloire de Dieu. Il ne retouche pas ; il faut que tout paraisse, même ce qui n’a plus de sens. Un jour une nouvelle surprenante et prématurée, celle de la chute de Sébastopol, se répand en Europe ; aussitôt Trissotin échauffe son lyrisme. Malheureusement la nouvelle n’est point vraie encore, c’est un Tartare qui s’est joué du public ; n’importe, Trissotin a fait son siège, lui, et il faut que la postérité sache ce qu’il pensait, si Sébastopol avait été pris ce jour-là. La nouvelle passe, l’article reste. Un jour c’est quelque philippique, chargée de violence et de récriminations, qui n’a pas eu le temps de paraître à l’heure voulue : la passion est refroidie ; qui se souvient d’ailleurs des polémiques de l’an passé ? Trissotin seul s’en souvient et met en ordre, pour les immortaliser, ses colères d’autrefois. Il n’est pas sans se complaire dans cette besogne, qui ne cesse sous une forme que pour recommencer sous une autre forme. Que, sous un coup d’aiguillon instantané, il épanche son humeur insultante dans un journal, passe encore ; mais cela ne lui suffit pas : il polit, groupe et découpe ses intempérances en tercets et en strophes, comme dans Çà et Là et le Parfum de Rome, il fait des guirlandes de gros mots, il a des apostrophes