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comme les muguets d’avril; le beau garçon peut aller se marier ailleurs.

— C’est vrai, répondit une autre femme, et quel dommage! Elle est mûre, elle aura quatorze ans cet automne !

— Pauvre Héraklé !

— On dit qu’ils étaient fiancés.

— Oh ! depuis tantôt deux ans.

— Héraklé n’a plus qu’à prendre son cœur et à le jeter dans le fleuve.

Pendant que les femmes devisaient ainsi, les deux adversaires préparaient leurs armes : ils s’enveloppaient le bras gauche d’une pièce de laine en guise de bouclier, et passaient au troisième doigt de leur main droite la bague géorgienne contournée en serpent. Après s’être salués et avoir récité tout bas une prière où ils se recommandaient à Dieu, ils se précipitèrent l’un contre l’autre. L’attaque fut rude, l’adresse égale des deux côtés. La sueur ruisselait sur leur visage, et la violence oblique des rayons du soleil les aveuglait. Au bout d’une lutte de dix minutes, Mikaël écorcha la joue de Nicolaos, dont le sang rougit la barbe brune. Les curieux applaudissaient; les uns voulaient que le combat en restât là; d’autres, excités par l’habileté et la force des lutteurs, criaient que deux vaillans hommes du Karthli ne pouvaient se séparer ainsi.

— Je ne suis pas mort, dit flegmatiquement Nicolaos. Allons, Mikaël, en avant!

Les coups de poing recommencèrent, et lorsque le chef de la fête donna le signal de la fin de la mêlée, Mikaël était sans blessure, tandis que le sang découlait de cinq ou six plaies de Nicolaos, dont le bras gauche et la tunique étaient en lambeaux.

— Dieu t’a exaucé, dit la victime. A toi le pommier !

— Embrassons-nous, dit Mikaël, et restons bons amis.

Ils s’en allèrent bras dessus, bras dessous, après avoir courtoisement échangé leurs bagues, laissant la foule se livrer à ses discussions.

— Mikaël, tu sais qu’Héraklé aime Martha?

— Oui; puisque Dieu les a unis, puisqu’ils sont fiancés, rien ne les empêche de se marier dans l’année. Tu as du bien, moi aussi. Certes on peut aller de Gori à Bakou, parcourir toutes les campagnes sans rencontrer un aussi beau couple. Nous serons bientôt grands-pères, Nico... Mais j’ai faim et soif; allons là-bas nous étendre sur l’herbe, nous serons mieux pour causer. Pendant que je vais préparer le festin, va te laver dans la rivière : l’eau fraîche te guérira mieux que ces drogues endiablées que vendent les Arméniens pour nous voler notre argent.

Nicolaos fut bientôt de retour. Abrités sous une large ombrelle,