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pain noir qui remplissait sa main droite, et dans la gauche il tenait une rose qu’il respirait à chaque bouchée, comme pour parfumer son frugal repas. il songeait à Martha, à ses parens morts, à Mikaël. Dans son âme, malgré les mois écoulés, la piété filiale imposait silence à l’amour. Impatient de se venger, il regardait tour à tour son fusil et son poignard d’un œil farouche. Cependant la potence l’effrayait un peu, et le brave garçon avait, comme tous ses compatriotes, une peur terrible de l’enfer. Son souper terminé, il eut soif, détacha d’un arbre son cheval, compta la menue monnaie de son sac de cuir, et alla se désaltérer à un cabaret appelé le Doukan des larmes, où les amis qui vont se séparer ont l’habitude d’arroser leurs adieux. Là il demanda un demi-pot de vin, s’assit sur un petit escabeau, alluma sa pipe et écouta la conversation des buveurs en suivant d’un regard distrait le vol joyeux des hirondelles. L’un racontait que, sans aucun motif, son seigneur l’avait frappé du plat de son sabre sur la grand’route, en lui demandant si le chemin était à lui. Un autre se plaignait de l’accroissement de sa famille; celui-ci vantait la beauté des épis presque mûrs, celui-là se perdait en discours sur l’excellence de son cheval, qui s’était emporté la veille. La conversation s’anima, et, après bien des propos frivoles, elle prit un intérêt sérieux pour le jeune homme, qu’aucun des buveurs ne connaissait. On parlait de la fille de Mikaël, d’un bel Imérithien, Verlinéri, et d’un prince fort riche, Nouran, qui se vantaient chacun d’obtenir, celui-là par la ruse, celui-ci par son or, les bonnes grâces de la fiancée d’Héraklé. Puis on en vint à d’autres sujets. — Dans une semaine, dit le dernier arrivant, c’est la fête de la Montagne-Rouge. Iras-tu, Ivan?

— Non, répondit le paysan, ma femme est malade, et je reste à la maison.

— Ce bon Ivan! reprit l’autre, il entrera dans le paradis par l’anneau d’argent qu’il porte au pouce.

Héraklé paya, sortit brusquement du doukan et sauta en selle. — Merci, Seigneur Dieu ! s’écria-t-il en caressant le col de son cheval. Mon père sera vengé, j’épouserai Martha, et Mikaël me rendra son héritage, ou je mourrai !

Quelle était donc l’idée subite qui avait fait sourire Héraklé, et pourquoi se sentait-il allégé comme par enchantement? Avait-il l’intention d’enlever sa fiancée et de s’enfuir avec elle dans quelque village du Caucase? — Kakour, disait-il à son cheval, tout ira bien, si Dieu nous protège! — Et il revint à Tiflis plus tranquille. Il s’arrêta aux portes de la ville, et vida dans un cabaret une nouvelle cruche de vin. — Comme tu es gai aujourd’hui, Héraklé! lui disait-on; est-ce que ton père est ressuscité ? Vas-tu épouser Martha ? —