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l’air des coups de fusil. Selon la tradition, Satan épouvanté s’enfuit sur une montagne du voisinage; mais il rentre dans la ville le lundi de Pâque, jour de la fête de la Montagne-Rouge, et les vieilles femmes affirment qu’il s’enivre avec les paysans et joue du fifre.

— Bien, ajouta Mikaël, dès qu’il fera nuit, nous grillerons nos peccadilles de l’année.

— Je ne suis pas venu pour cela, interrompit le jeune homme, mais pour te demander la revanche de la partie qu’a perdue mon père l’an dernier.

— Qu’entends-tu par là?

— Dans cinq jours, c’est la fête de la Montagne-Rouge; je te défie en combat singulier.

— Es-tu fou? J’ai la tête de plus que toi, je suis de la force d’un buffle, je t’abattrais du premier coup de poing. Non, non, je ne veux pas tuer toute ta famille. Ce n’est point ma faute si Nicolaos est mort : il s’est obstiné.

— Il le faut, dit Héraklé» dont l’œil s’enflamma de colère. Sais-tu ce que l’on dit de toi dans la ville? L’imérithien Verlinéri, le prince géorgien Nouran se disputent Martha ma fiancée, et l’or du prince...

— A quoi bon ces insultes? s’écria Mikaël. Ce que tu me dis, je l’ignorais. Soit, nous nous battrons; mais que parier? Tu n’as rien que tes deux bras et ta jeunesse, et ce n’est pas assez.

— N’importe! je suis libre : je t’offre ma liberté, si je perds, en échange de la maison de mon père et de la tienne.

— Tu l’auras voulu; tu fais un marché de dupe, l’ami! à ton aise! J’irai à ton enterrement, et je ferai dire des messes pour toi.

Pour sceller le marché, ils prononcèrent tous deux des sermens solennels et prirent à témoin l’un l’archange Gabriel, l’autre sainte Martha. — As-tu soif? demanda Mikaël.

— Non, dit le jeune homme, et il s’éloigna sans dire adieu à Martha, qui avait tout entendu et qui pleurait dans un coin de l’enclos. Au fond, Mikaël n’acceptait cette gageure qu’à contre-cœur. Quant au fils de Nicolaos, chemin faisant, il se félicitait tout bas, sans se cacher à lui-même, qu’il risquait contre son gigantesque adversaire sa liberté, son amour, peut-être sa vie.

Craignant les mauvais présages, Héraklé n’avait osé revenir à la cabane ni le jeudi ni le vendredi de la semaine sainte. Le samedi, il accourut à cheval. Martha croyait la défaite d’Héraklé inévitable, elle languissait, et ses yeux bleus avaient en deux nuits d’insomnie et de larmes perdu leur éclat charmant. Elle se montra cependant aimable et tendre, presque gaie, lorsque le fils de Nicolaos fut auprès d’elle, afin de ne l’effrayer par aucun pressentiment. Le jeune homme comprit bien vite qu’il était aimé. Il sourit de ses folles inquiétudes.