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les chefs-d’œuvres des maîtres, nous croyons distinguer trois voies dans lesquelles le roman pourrait et devrait s’engager avec résolution. Dans l’une, on rencontre la science et la philosophie, la fantaisie et la critique mêlées au mouvement des passions, comme dans le Comte Kostia. Une seconde voie nous mène au roman intime, où le sentiment pur et l’étude tout individuelle d’un caractère, combinés avec les ressources du style pittoresque, produisent un renouvellement perpétuel, témoin l’étude de M. Fromentin dont nous avons parlé; témoin l’œuvre de Mme Sand, qui s’accroît et s’enrichit de jour en jour, comme un arbre chargé de fleurs et de fruits en toute saison. Une troisième forme du roman, et ce n’est pas la moins bonne, embrasse l’étude collective de la société ou d’une partie de la société; elle raconte les actes, peint les habitudes, exprime les émotions des hommes réunis entre eux par les liens puissans de la famille et de la patrie. Cette note est rare dans le roman français; les étrangers l’ont adoptée de préférence, et elle ne manque chez eux ni de grâce ni d’énergie. Parmi les productions récentes des autres pays qui relèvent de cette tendance, nous ayons remarqué les Nouvelles scènes de la vie russe, empreintes par M. Tourguenef d’un réel cachet d’originalité. En nous offrant l’image du patriotisme dans une âme héroïque, en reliant par une histoire d’amour qui est de tous les temps et de tous.les pays les réflexions et les tableaux épars dans le récit, en esquissant d’un coup de crayon net et ferme, de vivans portraits et des paysages où l’on retrouve les nuances de la nature, l’auteur s’est placé au rang des vrais artistes, non de ceux qui prisent le costume avant l’homme, mais de ceux qui cherchent l’homme sous l’habit. C’est l’occasion de rappeler ici le nom et le génie sympathique de Charles Dickens, l’auteur de tant d’œuvres populaires et illustres, depuis David Copperfield, où tout un monde est reproduit, jusqu’aux petits chefs-d’œuvre intitulés les Spectres de Noël, le Grillon du foyer, les Carillons, etc. Ce récit des Carillons est un de ceux qui méritent le plus de fixer l’attention du lecteur. C’est bien là un de ces aperçus de la vie réelle que Dickens déguise volontiers en rêves, comme pour séduire notre imagination, et qui laissent dans l’âme une impression douce et amère à la fois, l’auteur nous indiquant ce qui est, ce qui pourrait et ce qui devrait être, mais s’abstenant d’étaler de froids sermons, comme les Américains, ou d’emphatiques professions de foi, comme il nous arrive de le faire quand nous voulons mettre la vérité dans la bouche de ceux qui souffrent.

Une considération d’une autre espèce nous arrête, et nous croyons devoir contester ici la justesse d’une opinion enracinée chez bien des personnes. Le roman, de léger qu’il était, dit-on, est devenu au XIXe siècle une des grandes formes de l’art littéraire : il est sérieux, il est profond, rien ne lui demeure étranger; il nous donne la véritable épopée humaine, ignorée de nos pères! Et l’on sacrifie délibérément, pour achever la sentence, Candide, le Neveu de Rameau, et tout le XVIIIe siècle. Comme si