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Candide ne voilait pas d’une forme légère en effet des observations très sérieuses, comme si le Neveu de Rameau ne touchait pas à plusieurs problèmes de philosophie morale! On oublie qu’avant la révolution française, avant les romantiques et les réalistes, les aveuglemens de la passion avaient été peints admirablement dans Manon Lescaut par l’abbé Prévost, et toutes les conditions de la vie réelle étudiées et reproduites avec un rare génie, sous un déguisement espagnol qui n’abuse plus personne, dans le Gil Blas de Le Sage. Dès lors, si l’on veut bien le permettre, le roman était compris et l’épopée humaine inventée. Que les romanciers du temps présent n’en doutent pas, ils comptent des ancêtres illustrés, et devraient leur demander conseil quelquefois. On s’occupe aujourd’hui beaucoup trop de la recherche de tel type excentrique, de tel genre spécial, et chacun se cantonne, qui dans un petit domaine de fantaisie, qui dans le tableau des mœurs locales d’une région plus ou moins étroitement circonscrite, un autre dans l’exploitation des trivialités ou des accidens physiologiques. On ne va pas loin avec toutes ces ressources, divisées ou réunies. La fantaisie ne convient qu’aux gens d’un esprit très souple et très délié; les mœurs locales ne captivent l’attention que lorsqu’elles reçoivent l’appui des observations générales, et d’ailleurs ne tiennent pas lieu de tout; les trivialités s’épuisent, et si elles ne servent de repoussoir aux vérités morales, dégoûtent le lecteur; les accidens physiologiques relèvent de la médecine, non de la littérature. Des analyses scientifiques, des photographies exactes du monde extérieur, ou des voyages dans la lune ne remplaceront jamais les créations qui font la vie d’un roman. Ce n’est point assez d’avoir des yeux, ni même une certaine dose d’imagination : il faut avoir par surcroît la pensée qui éclaire et l’âme qui échauffe toutes choses. Aussi, en terminant par ces réflexions nos critiques particulières, n’avons-nous en vue que de rappeler aux auteurs engagés dans les banalités ou dans les chimères ce sentiment exquis du vrai qu’on- retrouvera toujours dans les œuvres fortes, et qui se traduit en sympathie pour le cœur, en conviction pour l’esprit. Autour de ce fond solide, indestructible, que vos qualités propres viennent se grouper : l’étoffe soutiendra la broderie.

Quant au style, qui est chose nécessaire pour la perfection d’une œuvre littéraire, il introduit l’auteur auprès du public délicat, et fait de lui un esclave ou un maître de la foule. C’est lui qui resserre en de justes limites les matériaux accumulés par l’esprit : le point essentiel est précisément de trouver ces limites. Si les mots résument et abrègent la pensée, ne laissant qu’un chapitre en plus d’un endroit où l’imagination avait mis un volume, ne nous en plaignons pas; tout rendre est impossible, et la patience humaine a des bornes. Puis quel lecteur bien doué ne goûte un indicible plaisir en tachant de pénétrer plus avant dans la conception de l’écrivain, en allant au-delà de ce qu’il dit expressément? La pensée court le monde ainsi, portée par une rapide algèbre dont nous avons la clé. Il s’agit pour l’écrivain