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Il s’appelait Flavio Mastarna et appartenait à une très vieille famille toscane que des généalogistes complaisans essayaient même de faire remonter jusqu’à l’Etrusque Mastarna, qui régna à Rome sous le nom de Servius Tullius. Flavio était le premier à rire de l’illustre origine qu’on voulait lui donner; il était comte ou marquis, je ne sais quoi, mais jamais il ne prit aucun titre, estimant que de telles puérilités appartiennent de droit à ceux qui sont forcés de remonter le cours du temps pour se découvrir un mérite et de chercher leur distinction personnelle parmi des générations éteintes et souvent oubliées. Il restait donc un simple particulier, fort intelligent, attaché à l’œuvre où gravitait sa vie, très aimé de ceux qui l’entouraient, prêt à tous les dévouemens, curieux de s’instruire, et cela lui suffisait.

Il habitait hors de la ville, sur la lisière de la célèbre forêt de j)ins, une maison isolée, pleine de livres, toute vêtue de verdure où il semblait passer son temps d’une façon fort simple, se partageant entre la lecture et quelques amis qui le fréquentaient assidûment. A l’extérieur du moins, sa vie n’avait rien d’étrange : il accomplissait régulièrement, mais sans excès de zèle, les devoirs religieux imposés dans les états de l’église; il ne parlait jamais de politique, faisait volontiers l’aumône, était lié avec les officiers qui commandaient les quelques soldats tenant garnison dans la ville, servait parfois de cicérone à des étrangers qui venaient visiter la vieille Ravenne, et ne se montrait jamais dans les cafés, sachant que c’est le refuge de l’oisiveté et de la fainéantise. Parfois il faisait de longues promenades solitaires suivi d’un chien alerte et de bonne garde qu’on voyait d’ordinaire étendu au soleil sur le seuil de sa maison. Des matelots revenant de la pêche assuraient cependant l’avoir parfois rencontré vers le milieu de la nuit au bord de la mer, assis sur une barque renversée, comme s’il attendait quelqu’un; on n’y avait pas fait grande attention et l’on s’était contenté de dire : C’est un original.

Malgré sa douceur extrême, malgré ces façons d’être caressantes qui sont particulières aux hommes de race toscane, malgré la tristesse rêveuse qui flottait dans ses grands yeux noirs, lorsqu’on regardait attentivement sa haute taille déjà un peu courbée, sa maigreur vigoureuse, son teint olivâtre, la carrure énergique de son menton, son front large, qu’une calvitie précoce semblait rendre démesuré, on sentait, à voir le sérieux qui dominait sur tous les traits de cet homme de trente-cinq ans, qu’il portait en lui quelque chose d’implacable et d’abstrait qui lui faisait comme une vie intérieure murée pour tous, et dont lui seul possédait le secret. — Bah ! disait-on, en le voyant si grave, il pense à de vieux chagrins d’amour! — On se trompait; il vivait dans les difficultés de sa double existence.