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Le froid, sûr et sévère Flavio n’était point l’homme qu’il fallait pour calmer l’ascension d’une telle sève. Parfois, à défaut de l’amour qu’elle aurait voulu, elle se jouait la comédie de l’amour : elle se jetait dans les bras de Flavio, appuyait sa tête sur sa poitrine, y restait longtemps, se racontant à elle-même un roman imaginaire où elle et lui jouaient le premier rôle ; mais, lorsqu’elle relevait les yeux, elle pouvait comprendre, aux regards fixes et absens de Flavio, qu’il était plongé, même auprès d’elle, même avec elle, dans les lointaines spéculations qui emportaient son esprit tout entier. Souvent elle en éclatait de rire. — Quel ménage nous faisons ! disait-elle à Flavio : je chante et tu calcules ; je suis une romance mariée à un théorème. — Parfois il s’attristait de ces observations ; elle se jetait alors à son cou : — Mon Flavio, ne sais-tu pas que je plaisante ? Je ne suis qu’une pauvre sotte que tu es trop bon d’aimer. — En disant cela, elle était sincère, car elle se connaissait bien, ne se ménageait guère ses vérités quand elle causait avec elle-même, et se savait très capable d’un coup de tête, ou, comme elle le disait, d’un coup de cœur. En somme, c’était une Italienne ; elle ne croyait pas à la vertu des femmes et n’estimait guère plus celle des hommes. Un moine fort célèbre en Italie était venu prêcher le carême à Ravenne. Il tonnait contre les femmes, les appelait filles de Satan, les comparait à des vases d’iniquité, maudissait la chair et ses péchés, citait les Écritures, et ouvrait à deux battans les portes de l’enfer. — Quel insupportable pédant ! dit à Flavio Sylverine, qui avait entendu le prédicateur. — Il est peut-être convaincu, répondit Flavio. — Sylverine haussa les épaules, puis elle fit tant et si bien que le pauvre moine, éperdument amoureux d’elle, tomba béatement à ses pieds, s’embarrassant dans les gros plis de sa propre robe, et lui déclara qu’il l’adorait. — Padre ! padre ! lui dit-elle en riant, il ne faut pas être si sévère pour les pauvres femmes ! — Et il n’en fut que cela.

C’est donc auprès d’elle en réalité que Flavio passait sa vie : elle l’écoutait, l’aimait, le calmait, envisageait avec résignation les éventualités terribles que contenait son existence, était résolue à le suivre partout où elle pourrait, et lui parlait souvent de Jean Scoglio, qui avec elle partageait toutes ses affections. Ce Jean Scoglio, buveur de cendres aussi, et roi des Édomites pour les tribus napolitaines sous le nom de Balhanane, fils d’Achbor, avait longtemps habité Naples, d’où il avait été obligé de s’enfuir, poursuivi par une police trop clairvoyante. En ce moment il parcourait l’Europe, visitant les fidèles, et renouant partout les liens que la défaite avait relâchés. Son voyage terminé, il devait venir se fixer à Ravenne auprès de Flavio, qui lui portait une amitié si absolue qu’on l’eût prise parfois pour de la faiblesse. Flavio se réjouissait de la venue