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— Ah ! dit-il, cela devait être ! — Il s’éloigna, allant à grands pas, tournant le dos à cette maison qui venait de lui révéler l’odieux mystère. A son premier sentiment, qui fut de la rage, succéda un grand accablement quand il se vit face à face avec toutes ces ruines intérieures, puis une sorte de commisération profonde et singulière lorsqu’il pensa à cette trahison cachée avec tant de soin. — Ah ! se dit-il, comme ils ont dû souffrir de me tromper ainsi ! — Sa grande âme, son âme impersonnelle reprenait le dessus et calmait peu à peu les tempêtes qui d’abord l’avaient soulevée. Cependant il revenait souvent à cette pensée : — Pourquoi m’ont-ils trompé ? pourquoi ont-ils menti ? Suis-je donc un Bartholo qu’il faut duper à force d’hypocrisie ? — Il souffrait considérablement dans son amitié pour Jean, dans son amour pour Sylverine, dans sa confiance pour tous les deux. — A qui donc se fier ? demandait-il. — Et la voix grave de sa vieille expérience lui répondait : — A personne ! — Il réfléchissait à sa vie, au but suprême qu’il poursuivait, à la hauteur des idées qui l’occupaient, et en regard de telles spéculations il se disait qu’une amourette tournant à mal était bien peu de chose ; mais ce raisonnement de sectaire ne l’apaisait point. — Ma vie est triste, tourmentée, misérable ; Sylverine en était la lumière et la joie. Pourquoi donc m’a-t-elle trompé, et avec Jean encore, avec cet enfant qui a grandi sous mes yeux et qui est comme mon fils ? — Puis il se répétait son éternelle question : — Mais n’était-elle pas libre ? Pourquoi m’ont-ils menti tous les deux ? De quel air allons-nous nous regarder en nous retrouvant ensemble ? Leur seule excuse, s’ils en ont une, est d’avoir été invinciblement entraînés l’un vers l’autre par une passion plus forte qu’eux et de me l’avoir cachée pour ne pas m’affliger. — Il se retenait à cette pensée ; à force de la retourner dans tous les sens, il arrivait à lui donner un corps réel et saisissable, il s’en emparait, s’y reposait, y trouvait presque le moyen de ne pas mépriser sa maîtresse et son ami. Quoi qu’il en eût, il sentait bien que ses raisons n’étaient que de la fausse monnaie ; il se payait néanmoins avec elles, par héroïsme sans doute, et aussi par ce besoin impérieux d’espérance qui pousse l’homme à tenter l’impossible afin d’échapper au naufrage. Jean et Sylverine n’étaient-ils point comme ses enfans ? Et s’il avait pour eux cette indulgence inépuisable qui survit à tout dans les cœurs paternels, il ne pouvait non plus se résoudre, en faisant un éclat, à s’éloigner de ceux qu’il aimait tant. Certes dans une explication il eût eu le beau rôle, celui du juge et de l’offensé ; mais l’idée seule de cette explication l’effrayait et lui causait une honte sans pareille. — Allons, vieux gladiateur, se dit-il avec un sourire qui contenait bien des larmes, sache mourir avec grâce !