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cracher sur moi? » Mais elle ne pouvait s’accoutumer à cette pensée d’avoir perdu l’estime et la tendresse de Flavio. Alors elle maudissait Jean, oubliant qu’elle avait été presque au-devant de lui, que c’était par le fait de sa propre volonté qu’elle s’était jetée dans ces complications douloureuses, et, se retournant dans le cercle vicieux qui l’étreignait, elle regardait avec angoisse, avec regret, du côté de Flavio. Elle eût voulu fuir avec lui pour le ressaisir tout entier; puis alors, se représentant le désespoir de Jean, s’imaginant que celui-là aussi était nécessaire à son cœur, elle retombait dans ses indécisions et se sentait plus affolée qu’une boussole prise entre deux pôles magnétiques. Elle était cruellement punie de son erreur; elle avait cru que l’amour consiste à aimer beaucoup, et malgré ses douleurs, malgré ses combats, elle ne comprenait pas encore que l’amour consiste à aimer uniquement.

Jean le comprenait, lui ; il eût voulu s’inféoder à Sylverine et lui arracher toute pensée qui ne se rapportait pas à lui seul; son amour, cet amour qui dans le principe avait paru si résigné, était devenu une sorte de fureur permanente. « Tant que nous serons tous les deux ensemble près de toi, disait-il à Sylverine, il n’y a pas de bonheur possible. » Elle avait beau lui parler de la réserve de Flavio, il n’y croyait pas, ou du moins sa jalousie, qui avait besoin d’alimens, feignait de n’y pas croire. « L’amour est un repos, lui disait-elle, ce n’est pas un combat! » Il n’en était pas moins agressif et violent, obéissant à sa nature, qui était exclusive jusqu’à l’injustice, et il faisait souffrir Sylverine parce qu’il souffrait lui-même. Flavio, qui vivait impassible dans le mystère de ses propres douleurs, lisait sur le visage de Jean les traces trop visibles de ces luttes sans cesse renouvelées. Tout lui était expliqué maintenant, l’irritabilité de son ami, l’inquiète tristesse de Sylverine. Faisant un retour sur lui-même, mesurant à son chagrin secret la grandeur de son sacrifice, il se disait : « Et ils ne sont même pas heureux ! » Il connaissait le caractère de Jean jusque dans ses replis les plus cachés, et il s’attendait chaque jour à le voir arriver furieux, ne se connaissant plus, lui demander : «De quel droit as-tu aimé Sylverine? » Aussi, autant pour s’échapper à lui-même que pour forcer au silence les pensées qui l’obsédaient, il travaillait avec ardeur et préparait sans relâche le mouvement que les buveurs de cendres comptaient faire éclater dans les provinces napolitaines.

Ce qu’il craignait arriva. Un matin que, seul dans sa chambre, il s’occupait à chiffrer une note importante, il vit entrer Jean. Au premier regard, il comprit que l’heure décisive était venue. Jean, les yeux en feu, les lèvres pâles et tremblantes, s’avança brusquement vers Flavio.