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— Bonsoir, dit Sylverine en leur tendant les mains, et à bientôt !

Les deux hommes se prirent instinctivement le bras et sortirent ensemble. Longtemps et sans parler ils marchèrent côte à côte. Ce fut Flavio qui le premier rompit le silence.

— Cela ne peut durer, dit-il; j’ai eu tort de t’accompagner chez Sylverine; j’ai senti toute ma tendresse qui revenait en moi, j’ai été jaloux de toi, et j’ai souffert de te voir auprès d’elle.

— Tu as raison, répondit Jean, la situation est intolérable; je ne veux cependant pas en arriver à te haïr, et je comprends que j’en viens là fatalement. Il n’y a de repos ni pour toi ni pour moi tant que l’un de nous ne sera pas loin d’elle. Il faut en finir!

— Un de nous doit se sacrifier, dit Flavio.

— Lequel? demanda Jean avec terreur.

Flavio ne répondit pas; ils marchaient silencieux, poussant de leurs pieds les brindilles de sapin tombées du haut des arbres. Le soleil apparaissait à l’horizon, la ville s’était éveillée; des femmes déguenillées, des enfans, passaient dans la forêt et y ramassaient le bois mort. Flavio les regardait et s’était arrêté : en voyant cette misère qui n’avait d’autre souci que la dure préoccupation du pain quotidien, il eut un mouvement d’envie et il s’écria : — Ah! comme ils sont heureux! — Puis il secoua sa rêverie, et, se tournant vers Jean : — Écoute, lui dit-il, il faut aller dans les Calabres; tu aimes Sylverine, et tu voudrais ne pas partir; j’aime Sylverine, et j’ai le droit de rester ici. Cela importe peu; seuls nous sommes juges de nos droits et de nos devoirs. Si nous allons la trouver de nouveau et si nous l’interrogeons, elle nous répondra encore : «C’est vous deux que j’aime ! » et nous retomberons dans nos angoisses. Que le sort décide entre nous, ô mon cher Jean! Y consens-tu?

— Soit! répondit Jean. Ah! tout ceci est affreux !

— Ce que Dieu fait est bien fait, reprit Flavio ; que nos passions du moins servent à l’œuvre commune ! Ce soir nous irons ensemble chez Sylverine, et celui de nous à qui elle adressera d’abord la parole partira demain pour les Calabres. Le veux-tu?

— Je le veux, dit Jean.

Ils passèrent la journée ensemble chez Flavio, qui mit son ami au courant de tous les projets préparés; il lui indiqua le point du golfe de Tarente où le débarquement devait se faire, lui expliqua sur quelles ressources il devait compter, où était l’argent, où étaient les armes. Quand la nuit fut venue, ils n’avaient plus rien à s’apprendre. Ils sortirent pour se rendre chez Sylverine; l’instant était grave, le sort qui allait être prononcé sur eux ne pouvait leur laisser que bien peu d’espérance; le vaincu pouvait trouver la mort dans son aventure; en tout cas, ne renonçait-il pas à celle qu’il aimait?