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ces regrets, et on le sent en lisant son livre. Moi-même, je ne voudrais y répondre. qu’avec sympathie et avec respect ; mais que de choses j’aurais à répondre ! Mme Swetchine a dit, dans son écrit sur la vieillesse : « Tout en souffrant de la perte des illusions, je n’ai Jamais pu comprendre comment celui qui a l’honneur de posséder la vérité pourrait les regretter. » Elle parle des illusions de la jeunesse, pourquoi n’en dirait-on pas autant de celles de la foi ? L’examen de ce qu’on peut dire en général pour ou contre les croyances religieuses, et plus particulièrement les croyances chrétiennes, sur leurs forces et leurs faiblesses, leurs bienfaits et leurs dangers, est évidemment un sujet trop vaste pour qu’on le puisse traiter en passant ; mais puisqu’il s’agit de la vie de Jésus, et que je viens de rappeler la passion, qu’on me permette une seule réflexion, que ce récit même suggère. Pourquoi est-ce que Jésus a été condamné, qu’il a souffert et qu’il a été mis en croix ? Parce qu’il avait offensé la foi régnante, parce qu’il avait contredit des textes sacrés. La parole qu’on a prononcée contre lui, et qui a été sa sentence de mort, est celle-là même qu’on profère aujourd’hui contre ceux qui étudient sincèrement sa doctrine et son histoire : « il a blasphémé. » Puis, lorsque, les temps ayant changé et le monde s’étant fait chrétien, le nom maudit est devenu un nom adoré, il a aussitôt fait à son tour des victimes. Les prêtres de Jésus ont relevé la potence où Jésus était mort, et ils y ont attaché ceux en qui revivait son esprit, ou les ont brûlés au feu des bûchers. Si je regarde autour de moi aujourd’hui même, je vois ici des enfans qu’on arrache à leurs mères pour les sauver, là des hommes que l’on condamne aux galères pour avoir prêché ce qu’ils croyaient la parole de Dieu, et tout l’effort de l’Europe pesant sur un gouvernement ne réussit qu’à faire changer cette peine atroce en la peine encore affreuse de l’exil ; ailleurs ce sont des Juifs qu’on calomnie et qu’on égorge, là des musulmans qui font d’horribles massacres de chrétiens. À ces horreurs si diverses et si semblables je vois une cause toujours la même, une loi, une légende, un texte sacré, une Bible, un Evangile, un Coran, une lettre qui tue, non pas seulement au sens moral et métaphorique, mais matériellement. Comment donc ne sacrifierais-je pas tout cela à l’esprit qui vivifie ? Et comment ne me dirais-je pas que quand la Légende de Jésus aura été interprétée et comprise, Jésus n’en sera pas moins grand ou moins aimé, mais que les hommes, frères de Jésus, pour qui il a tant fit et tant souffert dans son passage, en seront plus libres et plus heureux ?

J’aime donc également dans le livre de M. Henan la largeur philosophique de la pensée, la sagacité qui pénètre le passé, l’imagination et le style qui le font vivre, l’âme qui l’anime et le fait