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L’établissement russe de Vladivostock se composait en novembre 1861 (et probablement rien n’y a été changé depuis) de neuf maisons en bois et d’une maison en pisé, habitées par deux officiers et soixante-dix soldats. Ces pauvres gens mènent là une triste vie, et je n’ai pu m’empêcher de les plaindre et d’admirer le courage résigné avec lequel ils supportent leur exil. Dès que le Saint-Louis eut jeté l’ancre, on appareilla une chaloupe, et nous nous rendîmes à terre. A peine avions-nous mis le pied sur la plage que nous vîmes sortir de la plus belle maison un jeune homme en uniforme d’officier de marine, qui venait au-devant de nous d’un pas rapide. Il nous aborda avec cette politesse tout à la fois cérémonieuse et empressée qui est particulière à certaines classes de la société russe, et nous pria d’entrer dans sa demeure. C’était une maison bâtie en fortes murailles de pisé et couverte d’un toit de chaume. Un matelot nous ouvrit la porte, fit le salut militaire, et nous conduisit au salon. La pièce qu’on décorait de ce titre était une grande chambre basse, blanchie à la chaux et chauffée par un énorme poêle: les fenêtres étaient fermées, et sur toutes les fentes ou rainures on avait collé de larges bandes de papier; la porte était garnie d’épais bourrelets. Il fallait que le froid fût bien intense au dehors pour qu’on en ressentît les atteintes dans une chambre si hermétiquement calfeutrée. Il y régnait une atmosphère lourde, une chaleur épaisse qui portait à l’indolence. L’ameublement était des plus simples : à peu près au centre, une table ronde couverte d’un vieux tapis; sur cette table des verres et des tasses, des cigares et des papyros (cigarettes), un livre ouvert et quelques journaux; derrière la table, un sopha qui portait les traces d’un long usage; dans un autre coin, une sorte de guéridon carré pour écrire, et dessous, en manière de tapis, une magnifique peau d’ours sur laquelle on n’avait jamais mis les pieds; au-dessus du guéridon, accrochée à la muraille, pendait une bibliothèque volante contenant des traités de navigation et de météorologie, et aussi quelques romans français. Près d’une fenêtre il y avait encore une table, œuvre de quelque matelot, et sur ce meuble à peine dégrossi, ainsi que sur le rebord de la fenêtre, on voyait pêle-mêle des casquettes d’uniforme, une blague à tabac, des boîtes à cigares, et plusieurs volumes dépareillés des œuvres de Pouchkine, Gogol, Lermontof et Krylof. Le long des murs, on avait suspendu de mauvaises estampes représentant le tsar et des membres de la famille impériale; ces portraits officiels alternaient avec ceux des parens et amis du maître de la maison, reproduits par la photographie. Un trophée d’armes décorait un autre côté du salon : il se composait d’une bonne carabine et d’un revolver, de deux sabres d’officier, d’une paire de pistolets, d’une casquette d’ordonnance, d’une paire d’éperons, d’une cravache et d’une lunette ma-