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moins du monde de l’invitation, et beaucoup s’y rendirent. Pendant toute une nuit, ce fut grande fête au Yankiro. Tout l’établissement, composé d’une quarantaine de corps de logis, était magnifiquement illuminé avec de grandes lanternes en papier de couleur. Dans la plus belle salle de la maison principale, on avait dressé une longue table chargée de tout ce que la cuisine japonaise offre de plus délicat ; là étaient assis les hôtes étrangers, fumant, buvant, mangeant et riant, écoutant le bruyant concert que donnaient une vingtaine de ghékos (chanteuses), regardant les contorsions auxquelles se livraient les o-dooris (danseuses), et se laissant servir par de nombreuses djooros, qui, vêtues de leurs plus riches atours, allaient et venaient, exécutant silencieusement les ordres que leur transmettait l’o-bassan (surveillante), qui trônait gravement à l’un des bouts de la table. Les kotzkoïs (domestiques) se tenaient près de la porte, épiant les regards de leurs maîtres et échangeant entre eux des signes d’approbation au sujet du spectacle auquel il leur était permis d’assister; dans le vestibule s’étaient réunis les bateliers, palefreniers et porteurs de palanquin : ils étaient accroupis autour d’un brasero, et, animés par le sakki qu’on leur avait largement distribué, ils se livraient, avec des cris et des rires, à une bruyante conversation. Des lanternes de papier, suspendues en grand nombre à de longs bâtons et décorées des armes de leurs propriétaires, éclairaient la joyeuse compagnie.

Le jour succédait à la nuit lorsque nous quittâmes ce bruyant quartier. Nous traversâmes la ville japonaise déserte à cette heure, et nous arrivâmes au port. Près du rivage, nous distinguâmes les silhouettes noires des navires européens qui dormaient sur leurs ancres, et dont les hautes mâtures se dessinaient sur un ciel grisâtre. Cette vue ramena nos pensées vers l’Europe, dont partout, depuis quelques semaines de voyage sur les côtes japonaises, nous avions reconnu l’influence de plus en plus active et puissante. Nous oubliâmes alors la vieille civilisation orientale qui s’était manifestée à nous sous un aspect si bizarre dans les scènes de l’inauguration du Yankiro, et nous pensâmes à la transformation que doit subir tôt ou tard la société japonaise, et à ces nations occidentales qui en seront, si elles comprennent dignement leur tâche, l’instrument providentiel.


RODOLPHE LINDAU.