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couvrons en elle un cœur capable d’aimer, et les larmes de l’amante délaissée nous font oublier un instant les perfidies de la magicienne… Et quel est le sage du poème ? Un bon musulman qui s’est retiré dans une solitude, et qui vit dans la paix et dans l’innocence, méprisant les vaines passions des hommes et chérissant sa pauvreté. N’oublions pas non plus la lutte des deux magies qui joue un si grand rôle dans l’action. Par qui sont conjurés les maléfices des enchanteurs et les prestiges des esprits infernaux ? Par un saint et vertueux magicien, un mago naturale, qui fournit à Ubald et à son compagnon les moyens de pénétrer dans le château d’Armide et de ramener Renaud sous les étendards de la foi. Ce magicien qui représente la sagesse orientale, alliée naturelle du Christ, doit sa puissance et son art à l’étude approfondie qu’il a faite de la nature. « J’ai su découvrir, dit-il, les vertus mystérieuses des plantes et des eaux, j’ai surpris tous les secrets des choses. » Cette magie blanche, si chère à Pic et à Ficin, était en abomination aux rigoristes ; ils reprochaient à la renaissance d’avoir sécularisé le miracle : ce n’était pas, à leur sens, la plus innocente de ses témérités.

Ce fut en 1575 que le Tasse, ayant terminé sa Jérusalem et désireux d’obtenir le privilège du pape, se prit à se demander s’il n’y avait rien dans son poème qui pût choquer les princes de l’église. Pour s’en éclaircir, il adressa son manuscrit à Scipion Gonzague, dont il s’était concilié la bienveillance, et qui, fixé depuis longtemps à Rome, y était en fort bonne posture. Sur les observations que lui fit Scipion, il retoucha quelques passages et lui renvoya une nouvelle copie, chant par chant, en le priant de s’associer quelques experts de bon conseil. L’esprit de réaction était alors dans toute sa force. Grégoire XIII régnait depuis trois ans, Grégoire le vigilant, Grégoire le grand ami des jésuites, qui les assista dans toutes leurs entreprises et combla de ses libéralités leur fameux collège germanique, dont on espérait la conversion de l’Allemagne. Les collègues de Gonzague dans le conseil de révision furent un Lucquois, Flaminio de’ Nobili, Pier Angelio, surnonmié le Barga, littérateur attaché au service du cardinal Ferdinand de Médicis ; Sperone Speroni, le célèbre auteur de la Camace, qui lui-même eut plus tard des démêlés avec l’inquisition, et enfin un homme d’église, Silvio Antoniano, disciple de Philippe de Neri. Ce Silvio, qui devint cardinal et fut chargé par Sixte-Quint de la rédaction de ses brefs, était déjà un personnage d’importance ; il possédait toutes les qualités qui poussaient alors un homme aux plus hautes dignités de l’église ; il joignait à des mœurs pures, à des manières douces et insinuantes, une orthodoxie rigide et une intraitable sévérité d’opinions. Esprit cultivé, se mêlant lui-même de composer des vers, il ne goûtait