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niait lui-même. Quand eut paru l’édition subreptice de Malaspina, il ne s’affligea pas seulement de ce qu’on lui volait son bien, mais de ce qu’on livrait au public une ébauche inachevée et à peine dégrossie. Il écrivit à ses amis que tel qu’on l’avait publié, ce poème lui déplaisait, et que s’il tenait à la vie, c’est qu’il désirait le corriger et le refaire. Aussi, lorsqu’en 1585 la Crusca fulmina son réquisitoire, il se défendit mollement. N’ayant pas encore mis la dernière main à son œuvre, il se plaignait qu’on se pressait trop de la condamner : ne savait-on pas que son enfant lui avait été enlevé avant qu’il fût en âge d’être sevré ? Aussi bien, ajoutait tristement ce malheureux père, tous les défauts qu’on lui reproche, je m’en étais avisé avant mes censeurs.

Dans les attaques des académiciens florentins, l’odieux le disputait à la sottise. Ils ne se contentèrent pas de décider en cuistres que la Jérusalem était un prodige de sottise et d’ennui ; ils raisonnèrent en inquisiteurs ; ce que Silvio avait dit avec douceur, ils le répétèrent d’une voix tonnante et avec des gestes d’énergumène ; ils déclarèrent que le Tasse s’était couvert d’infamie en traînant dans la boue des héros chrétiens, des chevaliers célèbres par la sainteté de leur vie, et en leur attribuant des vices charnels et des péchés immondes. Ils eurent soin d’insinuer que le masque de l’allégorie a été souvent employé par les poètes grecs « pour déguiser l’impiété des plus scélérates fictions, per ricoprire l’impietà delle loro scelleratissime finzioni. » De telles accusations étaient propres à confirmer le Tasse dans son projet d’amender son poème en l’accommodant au goût des inquisiteurs et des jésuites. L’année suivante, il écrit à un ami qu’il corrigera tous les vices de sa Jérusalem, qu’il en réformera aussi l’allégorie, qui est plus platonicienne que chrétienne, qu’il retranchera tout ce qui a une odeur de paganisme, tutto quello che ritiene l’odor de la genlilità qu’il ajoutera beaucoup de choses tirées de saint Augustin, de l’Apocalypse, de saint Paul, du pape saint Grégoire et d’un « nouveau discours sur les armes et les pièges des démons réduit en forme d’art par le révérend don Giulio Candiotti de Sinigaglia, archidiacre de la Santa Casa di Loreto. »

Par intervalles, le Tasse eut des mouvemens de révolte. En 1582, il mandait en soupirant à son ami Cataneo qu’il avait peine à se soumettre au jugement de son siècle en matière de poésie. Deux ans auparavant, désireux d’intéresser à ses malheurs la noblesse et le peuple napolitain, il s’était oublié jusqu’à leur écrire que « les églises et les assemblées de prêtres avaient été pour lui des cavernes de brigands, » et il n’avait pas craint de se plaindre au marquis Buoncompagno, neveu du pape Grégoire XIII, que « l’église s’était