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I

Si l’on veut se faire une idée du contraste qui existe dans les régions équatoriales entre l’intérieur des villes et l’aspect pittoresque qui les signale de loin à l’attention du voyageur, c’est à Pernambuco qu’il faut aller. En débarquant près de cette ville, j’étais sous le charme d’un splendide paysage. À peine la vigie avait-elle crié terre, que nous avions aperçu à l’horizon une ligne noire et encore indécise. Peu à peu les côtes s’étaient dessinées ; aux masses sombres avaient succédé des teintes bleuâtres, et bientôt de ravissantes villas, encadrées dans des bouquets de palmiers le long de terrasses verdoyantes bordant la mer, nous avaient révélé les approches, d’une grande ville. Des noirs aux formes athlétiques, portant un caleçon pour tout vêtement, venaient chercher les arrivans dans de petits canots chargés d’oranges, de bananes et d’ananas pour les passagers qui restaient à bord. La mer est souvent houleuse dans ces parages, et celui qui veut descendre à terre n’est pas très rassuré en voyant le sans-façon avec lequel les bateliers jettent les voyageurs dans leurs pirogues et affrontent les vagues, qui, à chaque instant, menacent de les lancer contre les rochers qui bordent l’entrée de la rade. On commence par faire descendre le passager dans un fauteuil, à l’aide de cordages et de poulies, au niveau des embarcations ; il reste là, suspendu quelques instans sur l’abîme, jusqu’à ce qu’un canot lancé par la lame vienne l’accoster. Un vigoureux nègre le saisit aussitôt de ses bras robustes, le dépose dans sa barque et fait force de rames vers la muraille granitique contre laquelle viennent se briser les flots de l’Océan. Il se joue des vagues avec une adresse merveilleuse, glisse tout à coup dans une ouverture pratiquée comme par miracle au milieu de cette chaussée gigantesque qui protège la cidade et entre dans la baie. Il faut se résigner à affronter le fauteuil, les noirs, l’esquif, la mer et les écueils, et au bout d’une demi-heure on arrive sain et sauf devant l’inévitable douane.

À peine débarqué, vous vous élancez dans la cidade avec la hâte fiévreuse d’un homme qui ne veut rien perdre du spectacle qu’il a longtemps rêvé. Ici commencent les déceptions : le cadre d’éternelle verdure que vous admiriez avant d’atteindre la ville disparaît tout à coup pour faire place à un soleil de feu. Des rues pleines de nègres et d’effluves ammoniacaux saisissent l’œil et l’odorat. Vous vous souvenez alors que vous foulez aux pieds une terre où le travail libre est proscrit comme déshonorant. Les habitans ont-ils gagné ou perdu au change ? Cette longue file d’esclaves qui vous coudoient