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à peu près cent quatre-vingts milles, et au milieu duquel se trouve l’île de Marajo, grande à peu de chose près comme la Sicile. Ces larges embouchures dégorgent un immense volume d’eau douce, formé par d’innombrables courans que les pluies tropicales alimentent en abondance, et qui ne se prête pas à l’invasion des estuaires par l’eau salée. Il arrive seulement parfois que, pendant les plus hautes marées de printemps, les eaux de la rivière Pará, dans le voisinage de la ville qui porte ce nom, prennent un léger goût saumâtre, et au contraire le long des côtes de la Guyane, c’est-à-dire à près de deux cents milles de l’embouchure des deux fleuves, on retrouve dans la mer des traces bien marquées et comme une teinte d’eau douce.

Les premières impressions d’un voyageur sont toujours les plus vives, et le spectacle qui s’offrit à M. Bates au moment de l’arrivée le frappa d’autant plus qu’il débarquait à l’aurore d’un jour de fête, où la population catholique de la ville de Pará s’apprêtait à célébrer je ne sais quelle solennité religieuse. Les cloches sonnaient, les fusées et les pétards éclataient de tous côtés. Dans les rues voisines du port, rues bordées de bâtimens à l’aspect sombre et monastique, circulaient des soldats oisifs et mal vêtus, ayant négligemment leurs fusils en travers de leurs bras, des prêtres en très grand nombre, des négresses portant en équilibre sur la tête des cruches d’argile rouge, des femmes indiennes à l’air mélancolique, ayant à cheval sur leurs hanches des enfans absolument nus. Plus loin, dans un quartier moins favorisé, le long d’une rue conduisant à la forêt vierge, les maisons n’avaient plus qu’un étage, les fenêtres n’étaient plus vitrées, et un léger auvent fait de lattes les protégeait seul contre l’invasion de la pluie; le sable, épais de plusieurs pouces, remplaçait le pavé. Devant les portes, des groupes nombreux prenaient l’air, groupes mêlés, où se retrouvaient toutes les nuances de la peau humaine, le blanc d’Europe, le noir d’Afrique, le rouge indien, mais plus fréquemment encore un mélange indécis de ces trois nuances. Çà et là, moins clair-semées qu’on ne l’aurait cru, de fort jolies femmes, aux yeux noirs pleins d’expression, à la chevelure luxuriante, mais mises avec une déplorable négligence, marchaient pieds nus ou traînaient de vieilles pantoufles, ce qui ne les empêchait pas d’étaler des boucles d’oreilles et des colliers d’une richesse extrême. Il y avait là un contraste qui semblait en harmonie avec l’aspect général du pays même, où ce qui frappe le plus au premier coup d’œil est le mélange d’une nature opulente et de l’oisive population qui traîne une existence misérable au milieu de tant de richesses. Les jardins de Pará, où fleurissent l’orange et le limon, où croissent les manguiers à la couronne sombre, où