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cours inférieur. Il est à bord d’un petit schooner marchand de 30 tonneaux, conduit par deux jeunes mamelucos : le cabo (capitaine) Manoël, le pilote Juan Mendez, tous deux amis intimes et couchant familièrement sur le même hamac suspendu entre les mâts. Mendez, beau garçon et bon vivant, durant ces longues heures de nuit où le navire est à l’ancre, attendant la marée, égaie l’équipage et les passagers par des chansons exécutées avec accompagnement de viola (guitare à cordes de métal). Un soir, il se met à improviser au milieu des matelots étendus sur le pont et tout prêts à reprendre en chœur les refrains de ses couplets satiriques.


« Quelques-uns de ces couplets se rapportaient à moi (nous dit M. Bates), et racontaient comment j’étais venu « d’Ingalaterra » pour écorcher des singes, empailler des oiseaux et attraper des insectes, — ce dernier aspect de mon métier prêtant surtout à d’interminables moqueries. De là il passa aux partis politiques de Caméta[1], et comme ses auditeurs, tous Camétains, saisissaient à merveille ses plus lointaines allusions, c’étaient à chaque instant des éclats de rire convulsifs, des gens qui se roulaient sur le pont dans un véritable transport de folle gaité... Les bateliers des Amazones ont ainsi une foule de chansons et de chœurs avec lesquels ils charment la monotonie de leurs longues navigations, et qui se répètent de tous côtés dans l’intérieur du pays. Ces chœurs consistent, pour la plupart, en un simple refrain, reproduit presque à satiété, qu’ils chantent ordinairement à l’unisson, mais quelquefois avec une intention, un essai d’accords harmoniques. Il y a dans ces accens je ne sais quoi de triste et d’égaré qui s’adapte merveilleusement à cette existence spéciale et qu’elle leur a sans doute donné : — nous y retrouvons en quelque sorte l’écho des hautes berges, les ténèbres infinies de la forêt, la solennité des nuits, la désolation de ces vastes eaux orageuses et de leurs rivages déchirés. Il ne serait pas aisé d’éclaircir s’ils ont été inventés par les Indiens, ou si les Portugais les ont apportés, ces derniers, — j’entends ceux des basses classes, — ayant si bien assimilé leurs usages à ceux des aborigènes, qu’une véritable confusion s’en est suivie. L’un des plus connus parmi ces chœurs est très agreste et d’un grand effet. Il a pour refrain le mot maï, maï (mère, mère!), avec un long traînement de voix sur la seconde syllabe. Ses couplets varient d’ailleurs presque à volonté. Le bel esprit du bord lance la première strophe, improvisant à mesure, et les autres matelots reprennent en chœur. Il s’agit presque toujours des rares incidens qui marquent leur vie sur l’eau, des chances du voyage, des écueils, du vent, de l’espace qu’on aura franchi quand l’heure de dormir sera venue. La sonorité des noms de lieu dans la langue du pays, — Goajurà, Tucumandùba, — vient ajouter au charme de cette poésie sauvage. Parfois, ils font intervenir aussi les étoiles :

  1. Ville de cinq à six mille âmes sur la rivière des Tocantins, visitée à deux reprises différentes par M. Bates.