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Malgré les privilèges dont il jouit, cet oiseau-chacal ne suffit pas toujours aux besoins du service. Si nous en croyons la première page des journaux, chaque jour les habitans des villes sont obligés de gourmander l’inspecteur de la police, qui n’en peut mais, n’ayant encore à sa disposition aucun appareil électrique qui lui permette de transmettre ses ordres à ses agens ailés. Ce n’est pas que ceux-ci reculent devant la besogne ; loin de là, leur gloutonnerie est insatiable[1] ; mais ils sont souvent en nombre insuffisant. Maintes fois il m’est arrivé, au détour d’une route, de trouver le cadavre, d’un burro (mulet) abandonné au milieu d’une atmosphère infecte. J’inclinerais à croire que cet oiseau a des ennemis secrets qui détruisent ses œufs. Peut-être sa gloutonnerie lui fait-elle négliger le soin de sa progéniture.

Ce n’est pas toutefois dans le noir et l’urubu que je placerai la véritable originalité de la cidade brésilienne, c’est plutôt dans l’absence complète de femmes, du moins de femmes blanches : celles-ci ne sortent jamais de leurs maisons, où les retient une jalousie impitoyable. La physionomie que cette coutume imprime à la cidade frappe surtout le voyageur habitué aux mœurs castillanes, et qui arrive des Andes ou de la Bande orientale. Au Brésil, grâce à une longue paix et au flot de colons que chaque année les alizés jettent sur ses parages, le nombre des hommes l’emporte de beaucoup sur celui des femmes, et la séquestration des senhoras rend le contraste encore plus étrange. Dans l’Amérique espagnole, où les femmes circulent librement, l’immigration est plus rare, et les guerres continuelles qui n’ont cessé d’ensanglanter ces malheureuses républiques depuis un demi-siècle y font sensiblement prédominer le sexe féminin. Sous l’influence d’une vie indépendante, les senhoras hispano-américaines sont plus gracieuses, plus vives et plus séduisantes que les créoles d’origine portugaise. Celles-ci vivent prisonnières, nous l’avons dit, et cependant, quelque vigilante que se montre la jalousie des habitans, elle est journellement mise en défaut par les ruses féminines. Bien que les portes des gynécées brésiliens aient été constamment fermées pour moi, j’ai pu me convaincre,

  1. Un fait curieux semble prouver que l’urubu sait mettre une certaine dose d’intelligence au service de sa voracité. Alcide d’Orbigny assistait à une distribution de viande dans une mission indienne, lorsqu’il vit un de ces oiseaux qui, dédaignant d’attendre qu’on lui jetât les os, cherchait à saisir les morceaux aux mains des Indiens. Ces pauvres gens lui racontèrent que ce monopole (il n’avait qu’une patte) ne manquait jamais d’apparaître à heure fixe dans les occasions semblables, c’est-à-dire tous les quinze jours. Quelque temps après, se trouvant dans une autre mission, à vingt lieues de là, il fut témoin d’une nouvelle distribution de viande, et aperçut encore le pied bot qui venait réclamer sa part. Il visitait cette mission avec la même régularité que la première.